Byzance
après la bataille, ils avaient discuté de l’engagement d’homme à homme et avaient revécu cet instant fulgurant où les volontés conjointes de deux hommes avaient brisé en quelque manière la volonté collective de toute l’armée bulgare. Malgré l’apothéose de cette journée triomphale, ou peut-être à cause d’elle, l’empereur parut à Haraldr encore plus humain qu’au cours de leur conversation antérieure.
— On dit souvent qu’il est moins épuisant de remporter la victoire sur le champ de bataille que de la célébrer à Constantinople, dit-il à mi-voix avec un petit sourire amer.
Puis deux patriciens apparurent pour l’escorter. Haraldr le suivit. Plusieurs dizaines de milliers de personnes s’entassaient dans l’Hippodrome. La piste ovale était entièrement couverte de prisonniers bulgares immobiles et silencieux dans l’anneau des gardes khazars. Au milieu de cette masse de vaincus, se dressaient sur leur piédestal les anciennes colonnes, obélisques et statues élevés sur la spina centrale du stade : un grand taureau de bronze ; une belle femme représentant, disait-on, l’Hélène de l’Iliade , une Aphrodite nue et un Ares en armure, des démons grotesques et une immense colonne formée de trois serpents entrelacés.
Le silence se fit. L’empereur se signa trois fois puis fit un signe de tête à la requête du parakoimoménos, et les voukaloï se levèrent pour chanter l’hymne romain de victoire. À la fin du chant, dans un silence soudain, on traîna le khan bulgare Alounsianos dans la loge impériale. Le logothète du Dromos jeta à terre le souverain vaincu et appuya son visage mutilé contre les bottes pourpres brodées d’or de l’empereur. L’empereur se leva, tourna le visage vers la foule et posa d’abord une botte puis la pointe dorée d’une lance de cérémonie sur la nuque du khan. Sur la piste de l’Hippodrome, les Khazars poussèrent les prisonniers bulgares dans le sable et les forcèrent à se prosterner comme leur khan. La foule saisie d’hystérie hurla d’allégresse. Mais Haraldr lut de la tristesse dans les yeux de l’empereur et comprit qu’il avait peu de goût pour cette humiliation rituelle exigée par un protocole d’un autre âge.
Haraldr songea de nouveau qu’il avait suffi de peu de chose pour faire basculer le sort de ces deux hommes – le vainqueur triomphant et le vaincu mutilé. Si lui-même s’était arrêté un instant, au moment où il s’était aperçu qu’il lui restait seulement à bien mourir, le khan serait en cet instant debout en train de montrer à la populace de Rome captive la tête de son empereur. Qu’est-ce qui l’avait poussé à continuer d’avancer alors que même Odin avait cessé de croire à son destin ? Peut-être Maria, mais peut-être Maria n’était-elle que l’agent d’une destinée plus haute, plus profonde, dont même la Norvège ne constituait qu’une partie – une destinée qui s’étendait à présent à Rome tout entière et peut-être même au monde. « Les dieux m’ont ordonné de sauver Rome ce jour-là, se dit-il. Ne me demanderont-ils pas un jour de la détruire ? Aujourd’hui je fais vœu de bien servir cet empereur. Mais pourquoi mon âme me dit-elle qu’un jour viendra où je serai contraint de jeter contre la poussière le visage aveugle d’un empereur romain ? »
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Giorgios Maléinos se considérait comme assez doué dans sa profession. De grande taille, il souffrait d’un rhumatisme des articulations qui le faisait paraître de plus en plus petit à mesure qu’il s’avançait vers sa sixième décennie. Il buvait trop et avait peu d’illusions sur sa position sociale dans la ville. Il savait que jamais on ne lui permettrait d’acheter un diplôme d’exarque, mais se trouver dans la même pièce que l’empereur était le dernier de ses soucis. Il s’en moquait comme d’une guigne. Le fait qu’il se trouvait en cet instant même dans une pièce face à face avec le frère de l’empereur prouvait que tous ces titres ronflants ne valaient pas grand-chose. Oui, les têtes enflées de la cour passaient, mais Giorgios Maléinos restait, et son affaire consistait à acheter bon marché et à revendre cher.
— Éminence, dit Maléinos de son ton trompeusement rustre. Puis-je vous inviter à visiter la propriété ? Vous jugerez par vous-même. Quand vous comparerez ce que vous verrez au prix que je vous demande, vous vous considérerez
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