Byzance
les tuniques de laine ou de chanvre des petits marchands et artisans de la ville, et c’est ce qu’ils étaient : des épiciers, des bouchers, des cordonniers, des marchands de poisson, des tisseurs de soie, des fabricants de savon, des vendeurs de lait fermenté, des orfèvres. Tous hommes responsables, bien connus de leurs corporations, dont les plus grands plaisirs étaient quelques verres de vin un soir par semaine à la taverne locale et, quand ils en avaient les moyens, une course ou deux à l’Hippodrome ; c’étaient de bons pères de famille qu’on ne s’attendait guère à voir abandonner leurs épouses et leurs enfants pour une vie de contemplation. Mais il y avait quelque chose d’étrange dans ce groupe. La plupart des tuniques des frères étaient tachées de sang, et plus d’une était déchirée. Tous gardaient les pieds joints et tenaient leurs mains raides derrière le dos ; souvent leurs genoux flageolaient et leurs têtes ballottaient. Ils ne se redressaient que lorsque les gardes thraces les piquaient de leurs lances. Les visages de ces frères semblaient d’affreux masques peints avec d’énormes yeux au beurre noir. Si l’on regardait de près, aucun d’eux n’avait de nez, seulement des fentes tranchées depuis peu, où se formaient des croûtes de sang noir. Les rangs furent enfin rassemblés. Le seul homme présent qui portât un vêtement monastique authentique s’avança devant ses nouveaux frères, ses novices. Curieusement, les yeux enfoncés de Joannès qui brillaient à la lueur des torches étaient les seuls traits que l’on remarquait sur son visage d’ombres. Il parcourut du regard ces malheureux novices pendant quelque temps avant de s’adresser à eux.
— J’ai grandi à Amastris, sur la mer Noire. Dans des circonstances sans doute moins favorables que celles dont la plupart d’entre vous ont joui pendant leur enfance. Sûrement pas meilleures. J’ai été castré à l’âge de six ans et éduqué par des moines ici, à Constantinople…
Il parlait sur le ton de la conversation, comme si ces hommes étaient ses intimes.
— À l’âge de treize ans, mes maîtres m’ont obligé à devenir moine comme eux et j’ai passé les huit années suivantes dans un monastère comme celui-ci, quoique moins splendide. Beaucoup moins splendide. À mon départ du monastère, j’ai travaillé comme secrétaire dans les bureaux du sacellaire. Au prix d’un effort sans relâche, je suis parvenu à la position d’orphanotrophe. Je me flatte du fait que mes bureaux du sous-sol de la Magnara, où je sers Rome, ressemblent beaucoup à la cellule de moine où j’ai servi Dieu pendant mon enfance.
Il se tut et parut réfléchir.
— Je vais vous faire part d’un des traits les plus curieux de ma personnalité. Depuis que j’ai quitté le monastère où j’ai passé mon enfance, je n’ai pas posé le pied dans quelque établissement monastique que ce soit. Jusqu’à ce soir. Jusqu’à ce que vous m’ayez forcé à le faire.
Il secoua tristement la tête et ses yeux brillants se fixèrent sur les trois étages de cellules qui s’élevaient derrière son auditoire.
— C’est dans une cellule comme celles que vous voyez ici, quoique loin d’être aussi belle, que j’ai appris que les nombres étaient mes amis.
La voix de Joannès parut plus étrange, ainsi que le choix de ses mots ; en dépit du grondement grave et sinistre, on aurait cru un petit enfant présentant son interprétation d’un texte sacré.
— Je me suis entouré de ces nouveaux amis, les nombres, que je pouvais inscrire à la craie sur mes tablettes et sur le sol de ma cellule, les nombres avec lesquels je pouvais converser au réfectoire en mâchant mon pain sec. Et les nombres m’emplirent de délice. Ils m’expliquèrent que les fardeaux de chaque jour, la succession sans fin de jeûnes, de prières, de sermons et de psalmodies, avaient un sens pour eux. Tout cela leur faisait plaisir. Et tout en faisant plaisir à mes nouveaux amis, je me faisais plaisir à moi-même. J’ai connu une joie pécheresse, mes frères, à ces plaisirs partagés avec mes amis les nombres.
Son visage se tordit en un sourire fugitif.
— J’ai emmené mes amis à la Magnara quand j’y suis entré pour servir Rome. Alors, ils m’ont expliqué le sens de Rome, comme ils m’avaient expliqué le sens du service de Dieu. Mais Rome n’était pas telle que mes amis désiraient qu’elle fût. Rome
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