Byzance
Petchenègues eurent terminé leurs prosternations, l’empereur leur fit signe de partir. Les énormes portes métalliques glissèrent et se verrouillèrent. Le prisonnier avait une respiration sifflante mais égale. Michel fit le tour de la roue pendant un moment, en joignant les mains devant sa poitrine en de petits mouvements rapides. Il ferma les yeux, se figea, et sa tête et son corps s’inclinèrent en avant très lentement, comme le modèle en cire d’un sculpteur en train de se ramollir progressivement sous une forte chaleur. Puis ses yeux s’ouvrirent brusquement et ses iris sombres fixèrent le sol taché de sang comme si les rayons de malveillance pure qu’ils projetaient allaient empêcher sa chute. Il regarda ainsi longuement, puis sa main jaillit et arracha le sac de la tête du prisonnier. À la lumière des lampes, les yeux du prisonnier clignèrent.
— Père, chuchota l’empereur, il est temps de vous repentir.
Stéphane Kalaphatès, le droungarios du thème de Sicile qui venait d’être démis de ses fonctions, était un petit bonhomme pansu ; son ventre, distendu sur la roue, tremblait comme un aspic. Il était bâillonné serré, mais ses yeux sombres, sa tête qui se tordait et les gargouillis de sa gorge exprimaient la terreur, l’outrage et la stupéfaction de ses paroles étranglées.
Michel, d’un doigt qui tremblait, toucha la main ligotée de son père.
— Regardez, père, vos mains sont encore sales.
Stéphane cessa de se tordre dans ses liens et se contenta d’adresser à son fils un regard de fureur muette.
— Je me souviens que vous m’emmeniez au chantier naval, comme si vous voir en train d’étaler du goudron sur les flancs du bateau était une grande merveille, un spectacle comparable à une procession impériale. Je détestais le goudron. J’avais beau me laver, je ne parvenais pas à me débarrasser de sa puanteur. Votre puanteur et celle de vos hommes. Ces hommes m’avaient montré le bac puant de poix chaude en me menaçant de m’y plonger parce que je me caressais. Et puis vous avez passé mon membre au goudron ! Vous me l’avez passé au goudron !
Michel, le visage blême, saisit son membre d’un geste brutal.
— Parce que je faisais ça ! Parce que je faisais ça ! Je le fais tout le temps, père, et Dieu ne m’a pas puni. Je me caresse tout le temps, père, je me caresse en présence de Dieu. J’ai mis mon membre dans la main de Dieu !
Il regarda son père en ricanant comme un homme ivre. Stéphane releva et abaissa la tête, son crâne frappa la roue de bois dur.
— Et Mère l’a caressé aussi. Mère m’a nettoyé. Mère me caresse encore. Et moi aussi je la caresse.
Les mains de Michel glissèrent sur son pallium piqueté de pierreries, et le bout de ses doigts effleura les rubis comme si c’étaient les mamelons d’une femme.
— Je suis un splendide empereur, n’est-ce pas, père ? Mon peuple m’aime. Il ne m’appelle pas « le pygmée qui joue à Hercule », comme vous, ou « l’âne déguisé en droungarios ». Ils m’appellent leur Père. Leur Père bien-aimé. La lumière de leur monde.
Il regarda les lampes à huile sur le mur de pierre nue derrière la roue. Il pencha la tête d’un côté puis de l’autre.
— Le Pantocrator et moi sommes ensemble à l’intérieur d’une lumière. Savez-vous que nous avons parlé ensemble de nos pères ? Pas du Saint-Esprit qui nous a engendrés, mais de nos pères terrestres. Son père était un artisan, un bon charpentier qui aimait son fils et n’a jamais souillé sa mère. Je lui ai raconté que vous m’aviez fouetté, que vous vous étiez moqué de moi et tout ce que vous aviez fait à ma mère. Il m’a répondu que je devais faire en sorte que vous puissiez vous repentir et être purifié. Pour que vous cessiez de puer le goudron.
L’empereur soupira profondément et ferma les yeux. La tête de Stéphane reprit sa protestation grotesque, martela la roue à grands coups douloureux et poussa d’horribles cris étouffés.
— Taisez-vous, père !
Michel cligna des yeux comme pour concentrer sa fureur et se détourna de la silhouette qui se débattait sur la roue.
— Je sais qu’il n’est pas le seul père impur, dit-il à quelqu’un d’autre. Je sais que l’autre père a essayé de me rouler. Il voulait me faire avouer notre secret. Il se croyait très malin. Il ne veut pas que j’aie ma nouvelle mère.
Michel pencha de nouveau la tête
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