Byzance
passerelle de bois, large d’une coudée, qui entourait le toit de la loge impériale. Il continua de reculer jusqu’au bord même de cette passerelle précaire. Le toit de tuiles tombait en pente vers les gradins de pierre, cinquante coudées plus bas. Mar regarda vers le bas et hésita. Puis il avança avec précaution.
Haraldr se balança et regarda le vide par-dessus son épaule. Il s’aperçut qu’il perdait l’équilibre et il plongea vers l’avant pour ne pas basculer dans la mort. Sa poitrine heurta la passerelle et ses mains s’agrippèrent. Il s’aperçut qu’il avait perdu son courage et son épée.
L’épée de Haraldr tomba sur les gradins avec un bruit de cloche dans le lointain. Mar continua d’avancer, un rire mauvais sur ses lèvres. Il s’arrêta à bonne distance pour trancher le cou qui s’offrait ainsi sur cet échafaud.
— Norvège, dit Mar, tu vas avoir une fin digne de toi : le nez dans la poussière. Odin te crache dessus, petit lâche…
Il souleva son épée.
Le bras de Haraldr jaillit et saisit la botte de Mar. La lame de Mar siffla devant son visage. Mar souleva un pied et battit des bras dans un effort désespéré de rétablir son équilibre. Il bascula sur le côté et Haraldr put s’accroupir. Il surprit le regard étonné des yeux bleus de Mar à l’instant où celui-ci tomba à la renverse sur les tuiles et se mit à glisser vers la corniche du toit. L’épée de Mar tinta à son tour sur la pierre des gradins. Ses jambes avaient déjà dépassé la corniche quand il put se retourner sur le ventre. L’élan continua de l’entraîner. Ses yeux glacés brillèrent au moment où sa tête disparut. Ses mains énormes s’agrippèrent à la corniche. Et elles ne disparurent pas. Il resta suspendu ainsi, pareil à un étrange drapeau humain, les bras tendus, tout le corps en suspens dans le vide.
Haraldr s’agenouilla sur la passerelle et attendit. Il regarda vers le nord : l’armée de l’Étoile bleue s’était emparée des gradins les plus élevés du stade. Les sièges au-dessous étaient occupés par un public de cadavres. Sur la piste, les artisans en rangs serrés, lances hautes, cris jaillissant de leurs gorges, se préparaient à renforcer l’attaque du Palais. Ils firent silence, leur attention concentrée sur le drame étrange qui se déroulait au-dessus d’eux. Bientôt toutes les têtes du stade se retournèrent vers le toit de la loge impériale. Et les mains de Mar demeuraient toujours accrochées à la corniche.
Le cri n’eut rien d’humain : ce fut comme si le dernier dragon, avec ses entrailles noires éventrées, permettait aux cadavres qu’il avait dévorés de hurler leur rage de mourir. Les mains de Mar se crispèrent et Haraldr vit la tête – non pas la tête de Mar, mais celle du loup, du dragon, la peau aussi sombre que le sang d’un mort – , s’élever lentement au-dessus de la corniche. Les bras puissants de Mar hissèrent son buste entier au-dessus de la ligne du toit. Il passa une jambe par-dessus la corniche. Le démon était remonté de l’abîme, et la faveur d’Odin se peignait sur ses traits.
Haraldr en fut terrifié au-delà de toute terreur. Les yeux de Mar étaient devenus rouges comme s’ils baignaient dans le sang. Haraldr se sentit attiré vers eux par une fascination redoutable, paralysé. Mar était un destin que l’on ne pouvait pas tuer.
— Saute ! gronda Mar avec la voix hachée de la bête. Saute avant que je ne te déchire la gorge avec mes dents. Saute.
Mar remonta lentement la pente dangereusement inclinée du toit, comme si même la pesanteur était soumise à la Rage. Il parvint presque à saisir la passerelle puis il glissa de nouveau en arrière.
— Non ! Non ! hurla Halldor.
Il regarda, horrifié, Haraldr tendre la main à Mar. Les hommes de Mar empêchèrent Halldor et Ulfr de monter sur la passerelle, et une bagarre éclata.
La poigne de Mar le saisit comme un coup de tonnerre, et Haraldr comprit qu’Odin avait renvoyé Mar pour régler la question une fois pour toutes. Il hissa Mar sur la passerelle. Ils se redressèrent en même temps. Mar était à une coudée de lui et son haleine avait la puanteur d’un mangeur de charogne. Tout son visage se tordait comme si des centaines de ficelles avaient été attachées à sa peau par un marionnettiste démoniaque. Ses mains tremblantes s’avancèrent vers le cou de Haraldr.
Au cœur infini et glacé de son être,
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