Byzance
puis ralentit en un tremblement effrayant. La poupe commença à se relever et la coque entière tituba sur l’axe de la poutre, l’étrave à dix coudées au-dessus de l’eau. Des hommes bondirent sur les poutres et tendirent de grosses amarres fixées au mât. Haraldr, dans l’eau jusqu’au mollet, crut qu’ils allaient perdre cette première bataille du long voyage de retour. Il cria aux hommes de la cale de repousser les coffres sur les planches graissées. La poupe commença à se relever.
Le bateau se remit lentement de niveau et, pendant un instant, resta parfaitement en équilibre sur la poutre. Puis la descente commença et le bois grinça. Un instant plus tard, l’étrave glissa dans l’eau de l’autre côté de la barrière. Les avirons de l’avant plongèrent et la galère se trouva libre dans le Bosphore.
— Nous avons eu plus de chance qu’Odin ! lança Ulfr. Nous…
Un coup de tonnerre sur leur gauche brisa la joie d’Ulfr. Toutes les têtes se retournèrent. À cinquante coudées, le deuxième bateau était bloqué, en équilibre au-dessus de la poutre. Puis il se brisa en deux, comme si on l’avait laissé tomber d’une grande hauteur.
— Lancez des amarres et préparez-vous à recueillir les naufragés, cria Haraldr en se tournant sur sa droite pour voir comment la troisième galère s’en sortait.
Son étrave venait de basculer et elle glissait de la poutre. Plus loin sur la droite, les lumières des dromons s’avançaient sur l’eau.
Le sauvetage se fit en bon ordre. Haraldr remercia les dieux que les hommes du Nord ne soient jamais pris de panique quand ils tombent dans une mer sombre. La plupart des Varègues avaient évacué leurs sacs personnels et s’accrochaient calmement à la coque brisée de leur galère. Les deux galères restantes se partagèrent les hommes et les répartirent aussitôt sur les bancs de nage. « La prochaine fois, il y aura du feu sur l’eau, songea Haraldr. Et aucun d’entre nous ne sera aussi calme. »
— Maintenant, nos deux galères sont si lourdement chargées que nous n’aurons plus l’avantage de la vitesse, dit-il en se tournant vers Ulfr.
La barrière du port avait été partiellement ouverte du côté de Constantinople et il compta les dromons qui la franchissaient puis tournaient vers le nord. Huit.
— N’est-il pas étrange que toute une vie devienne soudain un simple souvenir ? dit Maria en remontant sa cape de fourrure jusque sous son menton.
Le vent venait du nord et la galère tanguait sur une mer de plus en plus forte. Les lumières de la ville ne formaient plus qu’un halo d’or à l’horizon, vers le sud. Les lanternes aux mâts des dromons semblaient des étoiles se détachant sur cette bande lumineuse. Haraldr prit Maria dans ses bras, incapable de chasser entièrement la Grande Ville de ses propres souvenirs.
— Si j’avais su à quel choix je vous contraignais… J’ai encore du mal à le croire. Je pourrais retourner avec vous, proposa-t-il après un instant de silence. Je ne serais pas un consort inutile. Jamais je ne pourrais être couronné, mais Joannès n’avait pas besoin de couronne. Je gouvernerais.
— Vous gouverneriez un empire mourant et, à votre manière, vous deviendriez un Joannès. Vous n’avez pas grandi près du cœur de Rome. Moi, si. Et je sais que Rome est en train de mourir. Tous ceux qui se trouvent près de ce cœur en sont corrompus et meurent dans le vide et les ténèbres, si longues que paraissent leurs survies et si glorieux que soient les honneurs entassés sur eux par les sycophantes de la cour. Dès qu’ils montent sur ce trône d’or, leur âme est volée. Et dès cet instant, ils meurent, seuls et vides.
— Mais vous auriez l’amour de votre peuple.
— Ce peuple dont je serais à jamais éloignée depuis la prison du Palais impérial ? Ce peuple qui se déchirerait dans une guerre civile si l’on connaissait ma véritable identité ? Ceux qui désirent restaurer la lignée macédonienne se battraient pour m’installer sur le trône afin que mes jeunes reins engendrent le prochain Macédonien ; tandis que les factions partageant d’autres intérêts brandiraient leurs épées en arguant de mon illégitimité.
Elle se tourna vers Haraldr.
— C’est si étrange, reprit-elle. Zoé et Théodora savaient ce que je suis en train de vous dire, mais au fond de leur cœur j’imagine qu’elles ont toujours rêvé que je leur succéderais.
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