Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
de
taverne, domestiques, débardeurs du port, matelots, postillons et divers
délinquants mineurs, tels que voleurs à la tire dans les cafés et la rue,
pilleurs de voitures et de chaises de poste, détrousseurs de montres et autres
fouilleurs de poches. Tous gens bien placés pour surprendre des secrets,
écouter des conversations, assister à des scènes intéressantes, identifier des
noms et des visages que le policier classera et archivera pour s’en servir au
moment opportun, dans l’intérêt du service ou dans le sien propre : des
intérêts qui ne coïncident pas toujours, mais qui sont tous rentables. Tizón
paie certains de ces indicateurs. D’autres, non. La majorité collabore pour les
mêmes raisons que Pimporro le cireur. Dans une ville et en un temps où il est
souvent nécessaire de gagner sa vie « de la main gauche », un peu de
bienveillance policière peut être la plus efficace des mesures de protection.
Sans compter qu’une dose d’intimidation joue aussi son rôle. Rogelio Tizón
appartient à cette classe d’agents de l’autorité à qui l’expérience du métier a
appris que l’on ne doit jamais baisser la garde ni relâcher la pression. Il
sait que son travail n’est pas de ceux que l’on peut accomplir avec des bons
sentiments et des tapes dans le dos. Il ne l’a jamais été depuis qu’il y a des
policiers en ce monde. Lui-même essaye de le confirmer autant qu’il le peut,
assumant sans états d’âme jusqu’aux aspects les plus scabreux de sa renommée, dans
ce Cadix où tant de gens jurent sur son passage mais toujours – vu la
manière dont il les tient – à voix basse. Comme il se doit. Cet empereur
romain qui préférait être craint qu’aimé avait raison. Toute la raison du monde
et un peu plus encore. Il y a une forme d’efficacité qui ne s’obtient que par
la peur.
Tous les matins, entre huit heures et demie et dix heures,
le commissaire fait la tournée des cafés pour jeter un coup d’œil sur les
nouvelles têtes et vérifier si celles qu’il connaît sont toujours là : le
café de la Poste, l’Apollon, le café de l’Ange, celui des Chaînes, le Lion
d’or, la pâtisserie de Burnel, celle de Cosí et quelques autres établissements
ponctuent ce parcours, avec de nombreuses escales intermédiaires. Il pourrait
laisser cette ronde à un subordonné, mais il y a des affaires que l’on ne peut
pas confier aux yeux et aux oreilles de tiers. Policier par instinct plus
encore que par profession, Tizón renouvelle dans ces promenades quotidiennes sa
vision de la ville qui est son terrain de travail, prenant son pouls là où il
bat le plus fort. C’est le moment des informations livrées au passage, des
conversations rapides, des regards significatifs, des indices apparemment
banals qui, confrontés ensuite, dans la solitude du bureau, avec la liste des
voyageurs enregistrés dans les auberges et les pensions, orientent l’activité
routinière. La chasse de chaque jour.
— Voilà, monsieur. – Le cireur essuie sa sueur du
dos de la main. – Deux vrais miroirs.
— Combien je te dois ?
La question est aussi rituelle que la réponse.
— C’est déjà réglé.
Tizón lui donne deux petits coups de canne sur l’épaule,
vide le reste de la limonade et poursuit son chemin en arrêtant son regard,
suivant son habitude, sur les passants que, par leur mise et leur aspect, il
identifie comme des étrangers. Sur la place du Palillero, il voit plusieurs
députés se diriger vers San Felipe Neri. Presque tous jeunes, portant un habit
qui découvre le gilet, un chapeau léger en jonc ou en abaca des Philippines,
une cravate aux tons clairs, un pantalon ajusté ou avec des bottes à franges,
suivant la mode de ceux qui se désignent comme des libéraux par opposition aux
parlementaires partisans à outrance du pouvoir absolu du roi, lesquels
s’habillent de façon plus formelle et apprécient davantage les redingotes et
les vestes rondes. Les Gaditans ironiques surnomment de plus en plus souvent
ces derniers les serviles, mettant ainsi en évidence les préférences populaires
dans le débat de plus en plus acerbe sur la question de savoir si la souveraineté
appartient au monarque ou à la nation. Un débat dont, il faut bien le dire, le
commissaire se moque comme d’une guigne. Libéraux ou serviles, rois, régences,
juntes nationales, comités de salut public ou mamamouchis du grand Tamerlan,
quiconque régnera en Espagne aura besoin
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