Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
Vom Netzwerk:
applaudissent. La maîtresse de
maison et la veuve du général Alba font grise mine.
    — Encore une victoire de ces petits messieurs les
philosophes, regrette cette dernière.
    — Ils ne sont pas seuls. Des députés antiréformistes
s’en déclarent aussi partisans.
    — C’est le monde à l’envers, gémit doña Concha. On ne
sait plus à quel saint se vouer.
    — Mais moi, je trouve ça bien, insiste Curra Vilches.
Garder le théâtre fermé, c’est priver la ville d’un délassement sain et
agréable. D’ailleurs, dans Cadix, beaucoup de représentations sont données dans
des maisons de particuliers, où l’on fait payer l’entrée… La semaine dernière,
nous sommes allées, Lolita et moi, chez Carmen Ruiz de Mella, où l’on jouait une
saynète de Juan González del Castillo et Le Oui des jeunes filles.
    En entendant ce titre, la maîtresse de maison embrouille ses
fuseaux dans les fils de la pelote.
    — La pièce de Moratín ? De ce suppôt des
Français ?… Quelle honte !
    — N’exagérez pas, marraine, tempère Lolita Palma. C’est
une très bonne pièce. Moderne, respectueuse et sensée.
    — Sornettes ! – Dona Concha boit une gorgée
d’eau fraîche pour apaiser son indignation. – Et Lope de Vega, et
Calderón ?…
    La veuve du général est du même avis.
    — Rouvrir le théâtre me semble une manifestation de
frivolité, dit-elle, en terminant un point. Il y en a qui oublient que nous
sommes en guerre, même si, ici, on ne s’en aperçoit guère. Beaucoup de gens
souffrent sur les champs de bataille et dans les villes de toute l’Espagne… Je
considère cela comme un manque de respect.
    — Moi, je le vois seulement comme un divertissement
honnête, rétorque Curra Vilches. Le théâtre est l’enfant de la bonne société et
le fruit de l’esprit des peuples.
    Dona Concha la regarde avec une ironie affectueuse, un peu
acide.
    — Oh, Currita ! Tu parles comme une libérale. Je
suis sûre que tu as lu ça dans El Conciso.
    —  Non, répond Curra en riant franchement. C’est
dans le Diario Mercantil.
    —  Pour moi, ça ne change rien, ma fille.
    Luisa Moragas intervient. La Madrilène – mariée à un
fonctionnaire de la Régence qui a fui les Français – s’avoue surprise de
la liberté avec laquelle les femmes gaditanes, en général, parlent de questions
militaires et politiques. Et, en fait, de tout.
    — Cette liberté serait impensable à Madrid ou Séville…
Y compris dans la haute société.
    Dona Concha répond que c’est naturel. Ailleurs,
ajoute-t-elle, tout ce qu’on demande aux femmes est de s’habiller et se
comporter avec grâce, proférer quatre lieux communs insipides et savoir manier
l’éventail à ravir. Mais tout Gaditan, homme ou femme, est possédé de l’envie
de connaître le fond des choses et de leurs problèmes. Le port et la mer y sont
pour beaucoup. Ouverte au commerce mondial depuis des siècles, la ville jouit d’une
tradition quasi libérale, dans laquelle sont également élevées la plupart des
jeunes filles de familles aisées. À la différence du reste de l’Espagne, et
même de ce que l’on voit chez d’autres nations cultivées, il n’est pas rare ici
que les femmes parlent les langues étrangères, lisent les journaux, discutent
de politique et, en cas de nécessité, prennent la direction de l’affaire
familiale, comme l’a fait sa filleule Lolita après la mort de son père et de
son frère. Tout est parfaitement accepté, et même applaudi, tant que l’on se
maintient dans les limites de la bienséance et des bonnes mœurs.
    — Mais c’est vrai, conclut-elle, qu’avec le
bouleversement produit par la guerre nos jeunes filles perdent un peu le sens
des convenances. Il y a trop de soirées, trop de bals, trop de tables de jeu,
trop d’uniformes… Il y a un excès de liberté et trop de charlatans qui pérorent
aux Cortès et hors de celles-ci.
    — Trop d’envie de s’amuser, achève la veuve du général
qui continue de coudre sans lever la tête.
    — Il ne s’agit pas seulement d’amusement, proteste
Curra Vilches. Le monde ne peut pas continuer d’être la propriété de monarques
absolus, il doit appartenir à tous. Et cette affaire du théâtre est un bon
exemple. L’idée de Paco de la Rosa et des autres est que le théâtre est bon
pour l’éducation du peuple… Que les nouvelles notions de patrie et de nation
trouvent là une bonne chaire pour y être

Weitere Kostenlose Bücher