Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
général Tant Pis ». Et cela les rend redoutables.
C’est la seule chose chez eux qui ne disparaît jamais.
Quant à la cruauté espagnole, Simon Desfosseux n’en connaît
que trop d’exemples. Le combat de coqs lui en semble le symbole approprié, car
l’indifférence avec laquelle ces gens taciturnes acceptent leur sort écarte
toute pitié pour ceux qui tombent entre leurs mains. Jamais, même en Égypte,
les Français n’ont eu à supporter autant d’angoisses, d’horreurs et de
privations qu’en Espagne, et cela finit par les porter eux-mêmes à des excès de
toutes sortes. Entourés d’ennemis invisibles, toujours le doigt sur la détente
et regardant derrière eux, ils savent que leur vie est constamment en danger.
Sur cette terre aride, accidentée et ses mauvais chemins, les soldats impériaux
doivent accomplir, chargés comme des mulets et sous le soleil, le froid, le
vent ou la pluie, des marches qui terroriseraient ceux qui pourraient les faire
libres de tout poids. Et à tout moment, au début, au milieu ou à la fin de la
marche, là où l’on espérait trouver le repos, abondent les rencontres avec
l’ennemi : pas des batailles rangées, qui, une fois livrées permettraient
au survivant de se reposer, mais l’embuscade insidieuse, l’égorgement, la
torture, l’assassinat. Deux événements dont Desfosseux a eu récemment
connaissance confirment cette nature sinistre de la guerre d’Espagne. Un
sergent et un soldat du 95 e de ligne, capturés à l’auberge de
Marotera, ont réapparu il y a une semaine, pris entre deux planches et sciés
par la moitié. Et voici quatre jours, à Rota, un habitant et son fils ont remis
aux autorités le cheval et l’équipement d’un soldat du 2 e dragons
qui logeait chez eux en assurant qu’il avait déserté. On a finalement découvert
le dragon égorgé et caché au fond d’un puits. Il avait tenté, a avoué le maître
de maison, de violer sa fille. Père et fils ont été pendus après qu’on leur eut
coupé les mains et les pieds et pillé leur maison.
— Regardez le rouge, mon capitaine. Il tient bon.
Il y a de l’enthousiasme dans la voix du lieutenant
Bertoldi. Le coq, qui semblait acculé par son ennemi sur un bord de l’arène,
vient de se redresser, recouvrant des réserves d’énergie jusque-là dissimulées,
et a ouvert d’un coup de bec furieux une entaille sanglante dans la gorge de
l’autre, qui vacille sur ses pattes et recule en déployant ses ailes aux plumes
coupées. Desfosseux jette un rapide coup d’œil sur le visage de son
propriétaire en cherchant l’explication de ce retournement, mais l’Espagnol est
toujours impassible, contemplant l’animal comme s’il n’était pas plus surpris
par sa brusque récupération que par sa faiblesse antérieure. Les coqs
s’affrontent en l’air, avec des bonds féroces, entre coups de bec et coups
d’ergots, et c’est de nouveau le noir, les yeux maintenant crevés et sanglants,
qui recule, tente encore de se débattre et tombe finalement sous les pattes de
l’autre, qui l’achève par d’implacables coups de bec et dresse sa tête
ensanglantée pour chanter sa victoire. Alors seulement Desfosseux remarque un
léger changement chez le propriétaire. Un bref sourire, à la fois triomphant et
méprisant, qui disparaît dès qu’il se lève et reprend l’animal avant de
promener autour de lui ses yeux inexpressifs et cruels.
— Comme quoi, il faut toujours se méfier du coq, dit
Bertoldi, admiratif.
Desfosseux observe l’animal vermeil palpitant, trempé de son
sang et de celui de son ennemi, et frémit comme s’il avait un pressentiment.
— Ou de son maître, ajoute-t-il.
Les deux artilleurs prennent leurs gains, les partagent et
sortent du pit dans la nuit, enveloppés dans leurs capotes grises. Un chien
couché dans l’ombre se lève brusquement en les voyant apparaître. À la lumière
vague qui vient de l’enclos, le capitaine remarque que l’une de ses pattes de
devant est mutilée.
— Belle nuit, commente Bertoldi.
Desfosseux suppose qu’il veut parler de l’argent tout neuf
qui alourdit leurs bourses ; car des nuits comme celle-là, ciel étoilé et
limpide, il en a vu beaucoup dans sa vie militaire. Ils se trouvent tout près
de l’ancien ermitage de Santa Ana, situé en haut de la colline qui domine les
hauteurs de Chiclana – ils sont là pour deux jours de repos, sous prétexte
d’y rassembler des fournitures pour la
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