Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
Cabezuela. De ce lieu fortifié où a été
installée une batterie de canons, on peut apercevoir, de jour, d’un côté tout
le paysage des salines et de l’île de León, depuis Puerto Real jusqu’à
l’Atlantique et au fort espagnol de Sancti Petri tenu par les Anglais à
l’embouchure du canal, et dans la direction opposée les montagnes couvertes de
neige de la sierra de Grazalema et Ronda. À cette heure, l’obscurité permet
seulement de voir les contours de l’ermitage entre les lentisques et les
caroubiers, le chemin de terre qui serpente le long du versant, quelques lueurs
lointaines – sans doute des feux de bivouac – du côté de l’Île et de
l’arsenal de la Carraca, et le reflet de la lune basse, à son dernier quartier,
multiplié à l’infini sur les marais et les canaux jusqu’à l’horizon
semi-circulaire. La bourgade de Chiclana s’étend au pied de la colline,
tristement éteinte par le pillage, l’occupation et la guerre, prise dans le
vaste néant noir des pinèdes, avec les silhouettes claires de ses maisons
blanchies à la chaux, que divise en deux le large ruban de l’Iro.
— Le chien nous suit, dit Bertoldi.
C’est exact. L’animal, ombre mouvante parmi les ombres,
boite derrière eux. En se retournant pour le regarder, Simon Desfosseux
découvre trois autres ombres qui viennent derrière.
— Attention aux manolos, prévient-il.
Il n’a pas fini de le dire qu’ils sont assaillis : les
lames brandies scintillent comme des éclairs. Desfosseux, qui n’a pas eu le
temps de sortir son sabre de son fourreau, sent une secousse sur un bras et
entend le son désagréable d’une navaja qui déchire le drap de sa capote. Il est
loin d’être un guerrier intrépide, mais il ne va pas non plus se laisser
égorger comme un mouton. Il cogne pour éviter un nouveau coup de couteau,
repousse son agresseur de toutes ses forces en essayant de dérober son corps à
la navaja qui le cherche et de tirer son sabre sans y parvenir. Il entend, tout
près, des respirations entrecoupées et des grognements furieux, des bruits de
lutte. Un instant, il se demande ce qui arrive à Bertoldi, mais il est trop
occupé à se protéger lui-même pour que cette pensée dure plus d’une seconde.
— Au secours ! crie-t-il.
Un coup au visage lui fait voir des points lumineux. En
entendant une nouvelle déchirure du drap, il sent un frisson envahir ses aines.
Ils vont me découper en morceaux, se dit-il. Comme un cochon. Les hommes au
milieu desquels il se débat pendant qu’ils veulent lui immobiliser les
bras – pour le poignarder, pense-t-il dans une explosion de panique –
puent la sueur et la fumée résineuse. Maintenant, il lui semble aussi entendre
crier Bertoldi. Dans un effort désespéré, se libérant à grand-peine de ses
agresseurs, le capitaine fait un bond sur le côté et roule en dévalant la pente
sur une courte distance. Cela lui donne le temps suffisant pour mettre la main
droite dans la poche de sa capote et sortir le pistolet qui est dedans. De
taille réduite et de petit calibre, il siérait mieux à un gandin parfumé qu’à
un militaire en campagne ; mais il ne pèse pas lourd, il est commode à
porter et, utilisé de près, il vous loge une balle dans les tripes avec autant
d’efficacité qu’un mousqueton de cavalerie modèle an XIII. De sorte
qu’après l’avoir armé avec la paume de la main gauche, Desfosseux le lève juste
à temps pour viser l’ombre la plus proche qui déboule sur lui. L’éclair montre
des yeux stupéfaits dans un visage brun encadré de pattes, puis on entend un
gémissement et le bruit d’un corps qui bat en retraite en titubant.
— Au secours ! crie-t-il de nouveau.
Lui répond une imprécation en espagnol qui doit être un
juron. Les formes obscures qui poursuivaient Desfosseux passent à toute allure
à côté de lui, en se précipitant pour descendre la pente. Le Français, qui
s’est mis à genoux et a enfin réussi à tirer son sabre du fourreau, leur en
envoie un coup au passage, mais il ne fait que fendre l’air sans atteindre les
fuyards. Une quatrième ombre s’abat sur Desfosseux qui s’apprête à lui expédier
un autre coup de sabre, quand il reconnaît la voix altérée de Bertoldi.
— Mon capitaine !… Vous allez bien, mon
capitaine ?
Par le sentier, depuis l’ermitage fortifié, les sentinelles
accourent avec une lanterne allumée qui éclaire leurs baïonnettes. Bertoldi
aide le
Weitere Kostenlose Bücher