Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
quatre
jours sur un navire américain. Il a une longue queue et il est encore plus laid
que sa singesse de mère. Un exemplaire rare, a dit le matelot qui le lui a
vendu. Macaque des Indes orientales. Et plutôt triste : il s’était
peut-être habitué au bateau et à la mer. Il mange des fruits, boit un peu
d’eau, et passe la journée dans sa cage, les cuisses ouvertes à s’astiquer la
grande vergue.
— Je le veux mort, dit Fumagal. Sans complications.
— Soyez sans inquiétude, monsieur. Je m’en charge.
Une fois bien établi devant le tavernier l’objet de leur
rendez-vous, les deux hommes vident leurs verres et sortent dans la rue pour
marcher vers l’esplanade contiguë au rempart et à l’océan, loin des oreilles
indiscrètes. Le Mulâtre tient dans une main rendue calleuse par le frottement
des rames, des lignes et des cordages une poignée d’olives. Tous les dix ou
douze pas, il lève un peu la tête et crache un noyau, loin, avec un puissant
claquement des lèvres et de la langue. En arrivant sur l’esplanade, il
chantonne entre deux olives une copia qui, depuis mars, connaît un grand
succès dans Cadix :
On a tué
trois mille gabachos sur la colline du Puerco, et leur bombe pendant ce temps nous
a tué un chien errant.
Le ton est aussi moqueur que les paroles. Et même si le
Mulâtre l’a chantée les yeux tournés vers le bastion des Martyrs d’un air
distrait comme s’il pensait à autre chose, Gregorio Fumagal en ressent de
l’irritation.
— Épargnez-moi cette niaiserie, dit-il.
L’autre le regarde en arquant les sourcils avec une
expression de fausse surprise qui cache mal son insolence.
— Ce n’est pas de votre faute, répond-il avec beaucoup
de calme.
— Épargnez-moi aussi ça. Faute ou pas, ce n’est pas
votre affaire.
— Dans ce cas, soyons pratiques. Allons droit au but.
— Si vous voulez bien. Nous courons trop de risques
pour perdre notre temps.
Le contrebandier inspecte les alentours avec autant de
discrétion que de naturel. Il n’y a personne à proximité. Les plus proches sont
des forçats qui, à cinquante pas de là, réparent le rempart miné par la mer.
— Vos amis me chargent de vous dire…
— Ce sont aussi les vôtres, rectifie sèchement Fumagal.
— D’accord – le Mulâtre affiche une expression
ambiguë. – Ils me payent, si c’est de ça que vous parlez, monsieur. Ils me
graissent les filins. Mais mes vrais amis, je les ai ailleurs.
— Abrégez. Dites ce que vous avez à dire.
L’autre se tourne à demi, en indiquant la rue qu’ils ont
laissée derrière eux et l’intérieur de la ville.
— De la Cabezuela, ils veulent tirer plus loin. Au
moins jusqu’à la place San Francisco.
— Jusqu’à maintenant, ils n’y sont pas arrivés.
Ça, ce n’est pas mon problème, souligne le contrebandier
avec indifférence. Mais c’est leur intention. Puis il décrit le plan
prévu : les nouveaux bombardements commenceront dans une semaine, et
l’artillerie française a besoin d’une carte des lieux exacts où tomberont les
bombes. Information quotidienne, heures et distances, détaillant celles qui
éclateront et celles qui n’éclateront pas ; bien que la plus grande partie
arrivera sans charge de poudre. Comme repère pour établir les distances, ils
veulent que Fumagal se serve du clocher de l’église.
— J’aurai besoin de plus de pigeons.
— J’en ai rapporté plusieurs. Belges, d’un an. Les
paniers sont à l’endroit habituel.
Les deux hommes marchent le long de l’esplanade des
Capucins. Derrière le bastion, on voit la mer de l’autre côté des meurtrières
des canons, avec la ligne de la côte légèrement incurvée, marquée par le
rempart qui va jusqu’à la Porte de Terre et le dôme inachevé de la nouvelle
cathédrale ; et plus loin, ondulant dans la réverbération de l’air chaud
et la distance, la frange de sable blanc du Récif.
— Quand retournez-vous de l’autre côté ? questionne
Fumagal.
— Je ne sais pas. Pour dire la vérité, je trouve que ça
se complique : trop de nœuds dans ma drisse. Presque chaque semaine,
quelqu’un se fait prendre en train de traverser la baie sans permis en règle.
L’émigration et l’espionnage tiennent les autorités en alerte… Les pots-de-vin
ne suffisent plus pour s’en sortir.
Ils font quelques pas en silence, près des forçats qui
travaillent, chiffon noué sur la tête et torse nu, la sueur faisant
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