Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
du
café. – Peut-être est-il ici en ce moment. Tout près. Rendant hommage à la
méthode.
*
Chaleur. Lumière intense. Grouillement de gens pieds nus ou
chaussés d’espadrilles qui se connaissent depuis toujours et ignore ce qu’est
l’intimité. Yeux noirs, presque arabes. Peaux recuites par l’océan et le
soleil. Voix jeunes et joyeuses, avec l’accent particulier, hermétique, des
classes les plus humbles de Cadix. Maisons basses, cris de femmes de balcon à
balcon, lessive qui sèche, canaris en cage, enfants sales qui jouent à même la
terre nue des rues étroites et droites. Croix, christs. Vierges et saints dans
des niches et des azulejos à chaque carrefour. Odeur de la mer proche, de
graillon, de poisson sous toutes ses formes : cru, frit, grillé, sec,
salé, pourri, têtes et arêtes parmi lesquelles farfouillent des chats à la peau
pelée par la gale et aux moustaches raidies par la graisse. La Viña.
Tournant à gauche depuis la rue du Palmier, Gregorio Fumagal
prend la rue San Félix pour pénétrer dans le quartier des pêcheurs et des
matelots. Il avance en se protégeant, guidé par l’odorat, la vue et l’ouïe, en
profitant des espaces que ce monde bigarré et fourmillant de vie laisse libres.
On dirait un insecte prudent qui agite ses antennes. Plus loin, là où les
maisons s’arrêtent, comme une porte ouverte ou le goulot d’une bouteille sans
bouchon, le taxidermiste parvient à voir une partie de l’esplanade des Capucins
et le rempart, côté Vendaval, avec ses meurtrières et ses canons pointés vers
le sud, sur l’Atlantique. Après s’être arrêté un moment pour ôter son chapeau
et éponger la sueur, Fumagal poursuit son chemin en se collant aux façades
blanches, bleues et ocre pour chercher de l’ombre. La sueur est
particulièrement pénible, car une nouvelle teinture anglaise achetée hier chez
le marchand de savon Frasquito Sanlúcar dégouline et laisse des taches d’une
désagréable couleur noire. Il est également gêné par la redingote trop épaisse
et le foulard de soie noué en guise de cravate qui ferme le col de sa chemise
plus serré qu’il ne faudrait. Le soleil déjà haut fait sentir sa présence, la
brise est infime dans cette partie de la ville, et l’été qui rôde tout proche
s’annonce impitoyable. Dans un site entouré d’eau comme Cadix, où beaucoup de
rues sont tracées perpendiculairement les unes aux autres pour faire obstacle
aux vents, la chaleur humide dans l’air qui stagne peut être dévastatrice.
Le Mulâtre est là où il doit être, arrivant au lieu du
rendez-vous en même temps que Fumagal. Plutôt que marcher on dirait qu’il danse
à pas légers, très calculés et espacés, au rythme d’une mélopée primitive qu’il
serait le seul à entendre. Il porte des espadrilles, sans bas ni chapeau. La
culotte est courte, fermée, et la chemise, largement ouverte sur la poitrine,
est ceinte d’une large bande rouge sous le gilet court et sans éclat. Sa mise
est celle de la plupart des pêcheurs et des contrebandiers du quartier :
petit-fils d’esclaves, libre à sa naissance, propriétaire d’une petite barque
avec laquelle il fréquente les rives amies et ennemies, le Mulâtre est plus
contrebandier qu’autre chose. Sa part de sang africain – plus évidente par
les traits du visage que par la peau que l’on devine claire sous le hâle –
lui donne cette cadence languide et flexible qui marque ses mouvements. Grand,
athlétique, le nez épaté, les lèvres épaisses, des pattes et des cheveux crêpelés
qui grisonnent.
— Un singe, dit le Mulâtre. Haut d’une demi-vare. Un
bon spécimen.
— Vivant ?
— Pour l’instant.
Ça m’intéresse, répond Fumagal. Les deux hommes se sont
arrêtés devant une petite taverne typique de la Viña : débit de vin sous
un porche étroit et sombre, avec deux grandes barriques en bois noir au fond,
de la sciure au sol, un comptoir et deux tables basses. Ça sent fort le vin et
la bassine d’olives éclatées posée sur un tonneau. La conversation se déroule à
voix haute pendant que le Mulâtre commande deux verres de rouge et qu’ils
s’installent debout devant le petit comptoir – tablette collante, fontaine
en marbre, portrait du célèbre guérillero El Empecinado, autrement dit
« L’Obstiné », au mur. Le singe, explique le Mulâtre, d’une voix forte
comme s’il voulait que le tavernier entende tout, est arrivé il y a
Weitere Kostenlose Bücher