Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977

ne se faisant guère d’illusions, J-J S-S ne s’attendait pas à ce qu’ils soient nombreux. Il est entré dans la salle, visiblement très fatigué, accueilli par des applaudissements plutôt chaleureux, pour « mener le combat lorrain dans tout le pays contre le déclin national. »
    Il a prononcé un discours incroyablement poujadiste, presque, sur la France et ses élites, avec quelques phrases choc du genre : « C’est dans une sorte de guerre contre les Français que l’État se jette aujourd’hui. Personne d’autre ne libérera la France que les Français ! » « Notre combat est de prendre de vitesse ce sentiment d’anarchie qui s’installe. L’autorité de l’État se dissipe, donc se raidit ! »
    « Mener le combat lorrain dans tout le pays contre le déclin national » : voilà sans doute pourquoi, au mépris de toute prudence – et de tous les usages, du moins sous la V e  République –, il s’est présenté à Bordeaux après Nancy : sa candidature doit prendre un aspect national. La Lorraine est trop exiguë pour cet homme-là. C’est – ou plutôt, après l’échec de Bordeaux, c’était – tout le pays qu’il veut conquérir. Est-il trop tard ?

    30 novembre
    Léo Hamon 33 , tellement atypique dans le gouvernement, annonce un remaniement pour remplacer Edmond Michelet, encore, explique-t-il, que « l’expression remaniement est trop large. Un remplacement, comme dans un jeu de dames, peut néanmoins entraîner plusieurs mouvements ».
    Léo Hamon est un des hommes politiques que je connais depuis le plus longtemps, car j’avais été désignée comme son assistante, lorsque je finissais ma thèse, à l’occasion d’un colloque à la Fondation des Sciences politiques, pour l’aider à préparer un texte sur l’opinion publique face à l’expérience de Pierre Mendès France. Incroyablement brouillon, griffonnant inlassablement ses notes en marge d’un texte principal, lui-même raturé et surchargé, oubliant ses porte-documents dans toutes les salles de réunion 34 , parlant avec une éloquence désordonnée, c’est un gaulliste de gauche, espèce en voie d’extinction, qui restera toute sa vie marqué par son action pendant la Résistance. Il a quelque chose de Groucho Marx dans sa démarche et dans son visage, et suscite souvent, sans le vouloir, l’hilarité chez les journalistes. Ses conférences de presse font recette. Aujourd’hui, il nous parle du remaniement, mais aussi du voyage en Pologne que vient de faire Jacques Chaban-Delmas : « C’était sa première sortie tout seul, nous dit-il, puisqu’à La Haye, l’autre jour, il accompagnait Georges Pompidou. Là, il a mené les négociations tout seul. » « Son personnage, ajoute-t-il, se décante. Il est passé des problèmes intérieurs aux problèmes internationaux. »

    1 er  décembre
    Paul-Marie de la Gorce, à qui je parle précisément de Léo Hamon à qui le lie le gaullisme de gauche, me dit justement que Jacques Chaban-Delmas se lance dans une tentative de réconciliation avec les marginaux du gaullisme. Il a décidé de recevoir Louis Vallon, tous les dissidents de l’UJP 35 , Jacques Dauer. Le gouvernement saisit la perche, si l’on peut dire, de la mort du général de Gaulle pour tenter de rassembler. C’est le 20 décembre que doit se tenir une manifestation publique de « cohésion intellectuelle » : on y verra, à « Nouvelle Frontière », Couve, Charbonnel, Sanguinetti et Edgar Faure.

    La vie interne de l’UDR est tout entière autour du remaniement qu’on annonce. Tout y est dominé par la perspective qui est celle de Robert Poujade, son secrétaire général, d’entrer au gouvernement. Chaban, lui, désire que Poujade reste à l’UDR jusqu’aux élections municipales. Après, les problèmes seront différents.

    Conversation avec Marc Jaquet, président du groupe UDR à l’Assemblée nationale.
    Le groupe gaulliste rouspète. Deux problèmes assez forts : le gouvernement a refusé de le suivre sur la société agricole d’investissement foncier, et il y a une bagarre interne dans le groupe sur la loi hospitalière, qui ne plaît à aucune catégorie de médecins. Or, le groupe compte de très nombreux médecins, dont Solange Troizier 36 , qui ont fait entendre leurs voix.
    Il me parle également de la question orale que s’apprête à poser demain Jean Foyer 37 sur les incidents étudiants de Nanterre. Olivier Guichard pense qu’il faut