Camarades de front
avait été, nous ne nous en doutions pas. Il continua la bouche pleine : – On m’a cassé le bras à trois endroits et on a arraché mon cinquième orteil avec une pince. – Il se leva, prit un gros fauteuil et l’écrasa à terre. – C’est ce que je ferai au démon de Torgau quand je le retrouverai. Je sais qu’il est de service dans un camp, près de la Weser.
– A Hägen, ils en ont castré un certain nombre pour s’amuser, dit le petit légionnaire dont les yeux lançaient des éclairs, comme ceux des Maures quand la vengeance est proche.
– Moi, j’ai essayé de me pendre quand je suis revenu de Fort Zinna, dit Alte.
Il y eut un silence. Nous avions déjà entendu dire que Alte s’était pendu, mais sa femme avait coupé la corde à temps, et un ami prêtre s’était occupé de lui. Alte n’avait plus jamais essayé de se tuer.
Nous nous remîmes à jouer. Gerhardt gagna quelque deux cents marks et nous le laissions gagner de bon cœur. Il avait l’air de ne pas s’en apercevoir. La joie était générale quand il retournait la bonne carte.
– Par le diable, Gerhardt, tu vas être riche ! – Quelqu’un poussa la bouteille vers lui. – Envoie-t’en un, lieutenant.
Sief but et reposa la bouteille d’un geste précis comme nous le faisions. Ce geste était important, il signifiait que l’on était intime avec la bouteille ; cela vous posait un homme.
Le sous-officier Heide s’était remis sur ses pied ? et il repoussa Kraus loin de Gerhardt. Il y eut un peu de grabuge, quelques jurons et Heide prit la place de Kraus avec un claquement de langue. Il jeta un coup d’œil en coin à Gerhardt.
– On va les nettoyer, ces merdeux.
Gerhardt acquiesça et nous jouâmes avec plus d’attention. Gerhardt gagnait toujours. Heide eut l’air vexé. Puis finalement renonça.
– Nettoyé !
Gerhardt rit : – Tu peux m’emprunter.
– A quel taux ?
– Au taux de soixante pour cent que prennent les gens quand ils ont affaire à des gens douteux, décida le légionnaire.
Au-dehors la lune brillait, toute large et ronde, comme si la vue de quatorze candidats à la mort l’amusait. Le légionnaire balaya les cartes et rejeta sa chaise d’un coup de pied : – Ce jeu m’ennuie, battons-nous plutôt !
En un clin d’œil, tout fut préparé pour un combat de boxe. Petit-Frère et Heide se proposèrent comme premiers antagonistes ; des cordes prises au sofa et aux fauteuils furent tressées et entourèrent le ring ; les paquets de pansements devinrent les gants de boxe. Les deux grandes brutes se levèrent et un combat qui dégénéra rapidement en une lutte ignoble eut lieu. Tuméfiés, couverts de sang, ils mordaient, crachaient, grinçaient des dents, aussi sanguinaires l’un que l’autre. Mais une seconde, Heide oublia d’être sur ses gardes et ce fut sa perte. Petit-Frère, hurlant comme un gorille, lui prit la cheville, le fit s’étaler et lui cogna la tête contre le plancher jusqu’à ce qu’elle pendît comme un chiffon mou. Puis il jeta le corps inerte dans le coin et s’écroula, terrassé par un profond sommeil.
Dehors, la lune éclairait toujours les arbres gelés. Nous étions tous endormis les uns sur les autres, comme autant de chiots. Le silence lugubre des montagnes enveloppa quatorze candidats à la mort dans une hutte où, jadis, venaient se reposer des skieurs joyeux.
Le lendemain matin, ce fut Petit-Frère qui les aperçut le premier. Ils arrivaient à la queue leu leu, marchant vite, et descendant la montagne, là où le rocher détaché faisait comme une brèche. Le grondement de Petit-Frère nous rassembla en hâte. On gelait. Ils étaient beaucoup plus nombreux que nous et armés de lance-flammes, de trois S. M. G., avec un des nouveaux bazookas. Le soleil qui dorait déjà les cimes faisait étinceler l’argent de leurs têtes de mort. A la jumelle nous pouvions voir que celui qui marchait en tête était un Obersturmführer. Stege devait avoir raison : c’était toute une compagnie. Alte abaissa la jumelle et, sans se retourner, chuchota : – Faites filer Gerhardt.
– Où ? demanda Gerhardt Stief qui se tenait dans la porte et regardait par-dessus l’épaule de Porta.
Oui, où ? Nous nous regardâmes désespérés. Petit-Frère et Heide tournèrent leurs visages tuméfiés vers le soleil et clignèrent des yeux. C’était une vilaine matinée. L’un d’eux trébucha, là-haut, sur le sentier étroit et nous vîmes
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