Camarades de front
une maison avant 38, une femme en robe bleu clair, celle qu’il aimait… son Anna… Comme elle savait rire ! Elle riait de toutes ses dents blanches, et comme elle était gentille ! Anna, sa chère Anna que l’on avait tuée sous une porte cochère parce qu’elle était la honte de la race. C’étaient des jeunes hommes très gais, en uniforme brun qui l’avaient tuée, il s’en souvenait si bien. Un soir, tous deux, ils étaient allés au théâtre voir jouer « Guillaume Tell » et, en rentrant, voilà qu’il s’attarda pour acheter des cigarettes. Elle l’avait devancé sur ses hauts talons bruyants dont le son fut tout à coup étouffé par le bruit des bottes cloutées de métal. Il l’entendit crier… deux fois. Un premier cri long et strident, et le second comme un râle. Lui s’en trouva comme paralysé, et il les vit l’abattre. Il entendait encore les coups meurtriers. Un tout petit S. A., aux cheveux blonds cendrés et au visage exquis, que toutes les mères auraient aimé, lui tapa sur la tête avec une planche. C’était le 23 juin 1935 en face de Darmtor.
Avant ce jour, ils avaient eu souvent des soirées musicales ; lui jouait du basson ou du violon, elle du piano. C’était presque toujours du Mozart que jouait Anna, avec le même sentiment profond que ce soldat rouquin si sale en chapeau haut de forme cabossé.
Le légionnaire prit son harmonica et accompagna un morceau de musique que nous ne connaissions guère, mais qui nous fit rêver. Tout à coup retentit une danse cosaque, et toute mélancolie disparut. Nous devînmes aussi des sauvages, ivres d’alcool, hurlant à en faire trembler la maison. Le vieux juif, ivre lui aussi, riait et oubliait sa femme assassinée, sa maison volée, les mille coups qu’il avait reçus de jeunes gens dans de beaux uniformes dont l’écusson était une tête de mort. Il voulut danser, il dansa avec Heide qui avait complètement oublié qu’il haïssait les juifs. Ils se tapaient dans le dos et se dandinaient en mesure. Nous dansions tous. Le légionnaire, aux anges, criait : « Vive la Légion », et se mêlait à la danse sous les applaudissements. Enfin, exténués, nous nous effondrâmes sur des chaises et on but de nouveau jusqu’à être archi-saouls. Des propos d’hommes ivres se faisaient entendre sous les vieilles poutres.
Le vieux juif qui hoquetait un peu se mit de nouveau à parler.
– Ce fut dans une petite ville sale qu’ils mirent fin à mon voyage vers la Chine. A la bonne vôtre ! – Il leva sa tasse et but. La moitié du liquide lui coula sur le menton. – Je m’appelle Gerhardt Stief, et, maintenant que nous sommes entre militaires, lieutenant d’infanterie Gerhardt Stief. – Il ricana et cligna de l’œil comme s’il nous confiait un secret croustillant.
Nous éclatâmes de rire en nous tapant les cuisses. Petit-Frère à force de rire tomba de sa chaise et vomit. Brandt lui jeta un seau d’eau à la tête. Le vieux continuait sans se troubler :
– J’étais au 76 e d’infanterie près d’Altona. Ils voulaient que j’aille dans la Garde, à Potsdam, mais je me fichais de la Garde ; alors on me renvoya en 1919 et je me remis à étudier. C’était â Göttingen, une époque merveilleuse. – Il but de nouveau.
– Oui, on est bien à Göttingen, dit Alte. J’y ai été en apprentissage chez le menuisier Radajsak dans la Bergstrasse. Tu connais, zébré ? – Il reprit gêné. – Tu connais, Gerhardt ? Je peux bien dire Gerhardt ? Monsieur le lieutenant ?
Tout le monde rit. Alte bourra sa vieille pipe à couvercle. – Connais-tu un bon café au coin, qui s’appelle « Holzauge » ?
– Je le connais, il y avait une fille qui s’appelait Bertha ! cria Gerhardt d’une voix qui éclatait de joie au souvenir de la fille qui s’appelait Bertha.
– Et puis, qu’est-il arrivé ? demanda Brandt en crachant sur Heide qui dormait.
– Ils m’ont fait appeler au bureau du N. K. V. D. Un petit, aimable, m’a fait entrer dans un bureau et, tout souriant, m’a expliqué que j’étais retenu comme suspect d’espionnage. Mais ça s’arrangerait naturellement, il n’y avait pas l’ombre d’un doute. Bien sûr, ça s’arrangerait ! Je serais ou fusillé ou enterré vivant à Kolyma, pourquoi tant d’histoires juridiques ? Une formule imprimée est infiniment plus simple. J’ai vu beaucoup de choses de la Russie soviétique, mais de derrière les barbelés, et il y a
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