Camarades de front
que ce sac ?
– Un sac en jute.
Le sous-off étouffa de rage : – Vous foutez de moi ! Qu’est-ce qu’il y a dedans ?
– Courrier et boustifaille pour notre commandant le lieutenant-colonel Hinka, répondit sans sourciller Petit-Frère.
– Montrez voir.
– Je ne peux pas, dit Petit-Frère en serrant l’ouverture du sac.
– Tu dis ?
– Gekados ! (documents secrets) murmura le géant en clignant de l’œil.
– Bien ça ! chuchota le légionnaire admiratif.
– Qu’est-ce que c’est que cette foutaise ? hurla le feldwebel. – Petit-Frère pencha la tête de côté : – Le lieutenant m’a dit : Soldat, que personne ne mette son nez dans ce sac. C’est du Gekados. C’est comme ça qu’il a dit, Herr Feldwebel, la vérité pure ! – Il fit un geste énergique de la main.
Le feldwebel décontenancé nous regarda et s’aperçut que nous nous serrions peu à peu autour de Petit-Frère. Il sauta dans le camion en criant :
– Filez, et que ça saute ! Je vais attirer l’œil de la feldgendarmerie sur vous.
Le camion disparut dans un nuage de poussière, tandis que Petit-Frère distribuait fraternellement du chocolat à la ronde.
Nous reprîmes la rocade sans nous presser, tels des romanichels qui ont toute la vie devant eux, et au bout d’une dizaine de kilomètres nous convînmes d’un nouveau somme.
La nuit était complètement tombée lorsqu’un bruit de moteur nous réveilla en sursaut. La route regorgeait de véhicules : camions, voitures, artilleries, batteries de lance-grenades, transports de troupes, blindés – tout ce que peuvent traîner toutes les armées du monde.
– Ma parole ! cria Bauer. On dirait que toute l’armée défile !
– Oui, et vers l’ouest ! renchérit Stein.
– La guerre est finie, camarade ? cria Petit-Frère à un vieux territorial qui conduisait un camion de munitions.
– On rectifie les lignes ! ricana l’autre.
Un major arrivait en tête d’une longue colonne. Il sauta au milieu de la route et brandit un revolver.
– Place pour mon régiment ! criait-il, ou je vous casse la tête !
Mais personne ne faisait attention à lui et le long serpent des véhicules avançait toujours à la vitesse d’un escargot. Une grande limousine Horsch, avec fanion carré en métal, se frayait lentement un chemin. On entrevoyait à l’intérieur des officiers d’état-major. Un lieutenant-colonel de gendarmerie apparut entouré d’une section de gendarmes.
– Place pour le général commandant d’armée !
Mais le long serpent piétinait toujours et le général aussi. Alors les gendarmes donnèrent l’ordre de verser de l’autre côté du talus les voitures qui bouchaient le passage. On commença à balancer plusieurs véhicules de tout genre.
– C’est complet ! dit quelqu’un. A cause de ce type on démolit toutes ces voitures, si c’est pas honteux !
Le petit légionnaire se mit à rire : – Encore quelques années de guerre, et tu finiras par comprendre, mon petit vieux !
Un colonel commandant un régiment d’artillerie montée protesta violemment en voyant les gendarmes commencer à bousculer ses véhicules, et au moment où le lieutenant-colonel de gendarmerie mettait la main à la bride de son cheval, il le frappa plusieurs fois de sa cravache au travers de la figure en criant : – A bas les pattes !
Enlevant son cheval qui hennit, l’officier partit au galop dans la direction du général, sauta à terre, se mit au garde-à-vous et voulut parler, mais il n’en eut pas le temps.
– A quoi pensez-vous, colonel ? glapit le général. Ai-je donné des ordres oui ou non ? Et croyez-vous que je vais rester à moisir dans cet égout ?
– Mon général, répondit le colonel d’un ton glacé, mes batteries ne peuvent quitter la route. Mes chevaux sont fourbus et seront incapables de remonter sur le talus une seule de mes voitures.
– Ça ne me regarde pas. Il faut que j’avance et tout de suite.
– Je refuse d’ exécuter vos ordres. Mes voitures resteront sur la route.
Le général le considéra de ses yeux froids.
– Si vous refusez d’obéir, alors…
Le colonel se redressa. Il dépassait le général d’une tête ; à son cou pendait une décoration.
– Alors, mon général ?
Les yeux du général se rétrécirent.
– Je ferai usage de mon pouvoir et vous ferai traduire devant un tribunal d’exception pour sabotage des ordres. Des officiers comme vous,
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