Camarades de front
vraiment qu’il a envie de se faire décorer, renchérissait un autre.
Un jour que nous ronchonnions ferme, le lieutenant, comme s’il devinait nos pensées, s’approcha de nous.
– Je sais ce que vous dites de moi, mais vous vous trompez. J’ai le mal du pays, c’est tout, je n’ai qu’une idée, sortir de cette forêt infernale et survivre. – Il sortit son portefeuille et en tira une photo. – C’est ma femme et mon petit garçon. Il a sept ans, je ne l’ai pas vu depuis trois ans. Ainsi, c’est par pur égoïsme que je vous presse. On ne peut échapper tout seul de ce pays maudit.
Il sembla attendre une réponse mais nous nous taisions. Heide fredonna :
Très long est le chemin qui mène à la patrie,
Si long, si long…
– J’ai besoin de vous comme vous avez besoin de moi, continua le lieutenant. Nous avons le choix : ou crever dans ce pays et ses taïgas infinies comme des esclaves, ou essayer de rentrer. Mourir dans cette forêt pourrie n’a pas de sens.
Porta leva la tête : – Vivre, c’est œ que tout le monde veut, ceux d’en face aussi bien que nous, et pourtant il faut se dire que bien peu survivront.
– Bétail né pour l’abattoir, dit le légionnaire. Nous avons simplement un peu plus d’instinct de conservation que les collègues à groin.
– Tu as raison, approuva Heide. Mauvais bétail, trop lâche pour renoncer.
– Non ! cria le lieutenant. C’est faux. Notre ferveur à nous ne doit pas s’adresser à Hitler ou à Staline, mais à la vie ! Survivre, survivre ! Il faut grignoter notre chemin à travers les montagnes et les forêts pour revenir ! – Il essuya la sueur qui coulait de son front et donna un coup de pied à son casque d’acier, le faisant rouler au loin.
Alte respira profondément :
– Ce n’est pas pour vous décourager, mais je ne crois pas que nous revenions. J’ai une femme, trois enfants, un atelier qui m’attendent, et je sais qu’ils ne me verront plus jamais.
Le lieutenant agrippa Alte par ses revers et l’attira à lui. Il chuchotait, implorait presque : – Alte, ne dis pas ça ! Tu n’as pas le droit… Tu dois dans le plus profond de ton cœur croire que nous rentrerons… La guerre tire à sa fin, il faut qu’elle se termine ; les Russes nous chassent comme des lièvres, nos jeunes soldats ne valent rien, nous n’avons plus d’armes, ni d’essence, ni de ravitaillement. La police fait régner la terreur et, chez nous, les villes s’écroulent. C’est une question de semaines ou de mois pour voir la fin de cet enfer !
– Oui, et les vainqueurs ? railla le légionnaire. Qu’est-ce qu’on va prendre, nous, les soldats ! Ne vous imaginez pas que nous serons sauvés parce que la guerre se termine. Après, ce sera d’autres barbelés, la famine, et nous finirons bien par nous manger entre nous.
– Non ! cria le lieutenant avec désespoir, non pas cela.
– Mais si, reprit le légionnaire. Nous autres lansquenets usés, éreintés, personne n’a besoin de nous ; nous sommes du matériel. Plus tôt on crève, mieux c’est. J’ai même oublié comment on travaille. – Il haussa les épaules et souffla un peu de poussière sur le canon de sa mitraillette : – Restez dans l’armée comme moi ; on y est logé, nourri, habillé ; on a un peu d’argent et une mort rapide.
– Quelle horreur ! Très peu pour moi, rétorqua Porta. Je trouverai bien un moyen de surnager dans cette société de mer deux. – Il eut un claquement de langue et leva un doigt comme pour nous confier un secret : – Vous savez ce que je ferai ? Je ramasserai des femmes pour un chouette bordel
dont je serai directeur. Plein d’argent à gagner avec les filles ! – Il essuya sa bouche sale d’un revers de main : – Ce que je me réjouis, les gars’!
– Porc ! dit le lieutenant avec dégoût.
– Pourquoi, mon lieutenant ? demanda Porta étonné. Les filles adorent ça, faut pas croire, mais elles n’ont souvent pas l’occasion.
Et il se mit à offrir des emplois à la ronde – le lieutenant et Alte exceptés – à tous ceux que tenterait après guerre son futur établissement de Berlin.
Deux jours plus tard nous rencontrions les feldgendarmes.
Ce fut Heide qui les vit le premier. Il était entré dans la forêt avec Petit-Frère et Maria à la recherche de quelque chose, nous ne savions pas bien quoi, mais notre instinct avait parlé. Petit-Frère, ricanant, préparait déjà son lacet
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