C'était De Gaulle - Tome I
cicatriser. Vous êtes et devez rester le rassembleur. Ce serait un jeu facile pour l'opposition de dire que vous divisez les Français.»
Sa gorge se serre.
« La Constitution doit établir l'équilibre des pouvoirs; on vous accusera de créer un déséquilibre. Je vous conjure de renoncer à ce projet funeste.»
Sa voix se brise. L'émotion atteint tout le Conseil. Le Général ne commente pas, et donne du regard la parole au suivant.
Couve: «Toutes les grandes démocraties occidentales ont évolué vers une personnalisation du pouvoir, à l'exception de l'Italie où, justement, le régime parlementaire fonctionne fort mal.
« Il faudra aller de plus en plus vers un régime présidentiel. Les arguments juridiques ne font que masquer des préoccupations politiques. »
Malraux : « Il faut que votre successeur puisse sauver la République »
Malraux, de sa voix caverneuse, parle comme devait le faire la Pythie sur son trépied: «Cette réforme sera-t-elle suffisante? Sûrement pas. Rien n'est jamais suffisant. Sinon, l'Histoire, depuis que le monde est monde, aurait eu d'autres couleurs.
« Réponse à vos deux questions:
«Votre successeur doit-il être élu par le suffrage universel? Oui. Comment pourrait-il en être autrement? Vous avez été vous-même élu invisible (sic) par le suffrage universel des Français.
«Cette réforme sera-t-elle votée par référendum? Oui. Comment pourrait-elle l'être autrement ?
« Mes collègues se sont préoccupés de votre succession, dans le cas de votre disparition. Mais il y a un autre cas, qui est plus probable et plus souhaitable, c'est celui de votre retraite et non de votre disparition. Si le Président de la République s'écarte sans disparaître, que se passera-t-il? Il n'est pas possible que l'on retombe dans le système des notables, car il n'y a plus de notables au siècle de l'avion à réaction, des satellites et de la télévision.
«Clemenceau, Painlevé et Briand ont été écartés de l'Élysée par les notables. Chacun d'eux pourtant aurait pu sauver la République. Il faut que votre successeur puisse sauver la République.
« Le régime présidentiel à l'américaine n'est pas un régime pour la France »
AP. — Nous sommes dans un régime bâtard, mi-présidentiel, mi-parlementaire. Nous allons nous éloigner du régime parlementaire pour nous rapprocher du régime présidentiel. Ne vaudrait-il pas mieux le dire tout net, et supprimer l'article 20 selon lequel le gouvernement, responsable devant l'Assemblée, "conduit la politique de la nation" ? Cet article maintient une ambiguïté et devient anachronique. »
Le Général me règle mon compte par une charge-éclair:
GdG: «Le régime présidentiel à l'américaine n'est pas un régime pour la France. Et il ne faut pas toujours avoir peur de l'ambiguïté. Elle peut avoir des avantages.
AP. — Quant à la procédure, pourquoi ne pas engager la responsabilité du gouvernement sur cette réforme constitutionnelle? Nous aurons donné la priorité au jeu parlementaire. Si l'opposition vote la censure, c'est elle qui aura pris l'initiative de l'agression; nous aurons de bonnes chances de gagner le référendum et les élections qui suivront.
GdG (agacé). — Ça, c'est de la tactique. Nous verrons. Pour le moment, nous nous occupons de fixer la stratégie. (Rires.)
Missoffe (mezza voce). — Tu es renvoyé dans tes buts.
Broglie. — De même qu'on juge un écrivain sur son deuxième livre, de même on juge un régime sur sa deuxième législature. L'avenir du pays et de la République dépend de la manière dont sera élue la prochaine Assemblée. Si elle est composée d'une majorité anti-gaulliste, on rassemblera tous les textes adoptés sous votre égide, et on en fera un immense autodafé. Pour ne pas bâtir sur le sable, il nous faut assurer la réélection des amis et l'élimination des adversaires.
«Personne n'a parlé du pouvoir d'interprétation de la Constitution par le Président de la République. C'est un pouvoir fondamental et, au moins implicitement, inclus dans la Constitution. (Il est cocasse d'entendre un pur orléaniste comme Broglie reprendre les arguments utilisés par Charles X en défense des ordonnances de Juillet.) C'est justement dans les cas où les juristes sont divisés entre eux que le Président de la République doit user de ce pouvoir. Il a les moyens de le faire en faisant appel au peuple souverain, suivant le droit qui lui en est expressément
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