C'était De Gaulle - Tome I
faux-semblants de gens qui ont peur de la vérité.
« Pourquoi aurions-nous peur de la vérité ? De toute façon, c'est vrai que d'accepter la proposition des Polaris, c'est nous mettre la corde au cou ; c'est vrai que de laisser en ce moment-ci entrer l'Angleterre dans le Marché commun, c'est mettre fin au Marché commun. Alors, pourquoi ne pas le dire ? Bien sûr, que nous sommes responsables de l'échec, dans les deux cas ! C'est incontestable. Pourquoi le cacherais je ? Nous sommes les seuls à avoir une volonté politique. Donc nous sommes les seuls responsables.
« Les gouvernements que j'ai en face de moi sont des semblants de gouvernements, qui ne peuvent gouverner que par des faux-semblants. Le gouvernement italien est comme les gouvernements de la IV e République. Adenauer va s'en aller. Macmillan va s'en aller. La Belgique a été inventée par les Anglais pour nous embêter. La Hollande est un protectorat anglais. Nous sommes les seuls à avoir une ambition nationale et à tenir à notre indépendance nationale. Il est évident que, si la négociation avec les Anglais n'aboutit pas, c'est de notre fait, c'est parce que nous refusons de nous laisser absorber par le géant anglo-américain. C'est nous qui refusons que l'Europe se noie dans un atlantisme qui n'est que le couvert de l'hégémonie américaine. Donc, nous sommes responsables. Cette responsabilité, je la revendique.
« Mais il y a un moyen terme entre l'intégration, qui est en réalité la colonisation américaine et qui appartient au passé, et l'hostilité, qui ne mènerait à rien et qui ne correspond pas aux sentiments de la France. Ce moyen terme, c'est la coopération sans hégémonie, la seule formule d'avenir. Je rends service aux Anglais et aux Américains en leur disant non.
« Dans quatre ou huit ans, l'Angleterre sera mûre »
AP. — Votre refus de voir les Anglais entrer dans le Marché commun est-il sans recours ? Quelles seront les conséquences en Angleterre même ?
GdG. — Je ne crois pas possible d'éviter que les travaillistes remportent une victoire aux prochaines élections. Il faut se résigner à cette victoire. L'Angleterre a besoin de faire l'expérience du travaillisme. La tentation la dévore depuis trop longtemps. Les conservateurs sont à bout de souffle. L'affaire de Suez les avait fortement secoués. Macmillan avait commencé à réussir le redressement ; puis, les choses ont périclité. Il est maintenant usé jusqu'à la corde et il aurait fallu une entrée triomphale dans le Marché commun pour qu'il puisse se maintenir. Cette entrée est impossible. Que Macmillan disparaisse ! (De Gaulle tranche l'air d'un revers de la main ; aussi impitoyable que l'empereur romain abaissant son pouce pour refuser sa grâce au gladiateur vaincu.)
« 1. Les travaillistes vont arriver. Ils feront leurs petites expériences. Et dans quatre ans, ou huit, peut-être même pas (si la législature est abrégée comme c'est souvent le cas en Angleterre), les jeunes conservateurs reprendront le pouvoir, et c'est alors qu'ils accéderont au Marché commun. L'Angleterre sera mûre pour y entrer. En effet, la preuve aura été faite par l'absurde qu'elle ne peut pas se passer d'y entrer. L'Angleterre ne croira plus à la possibilité — à laquelle les conservateurs de droite et les travaillistes croient encore — de s'abstraire de l'Europe et de vivre sur sa lancée impériale et maritime. Dans quatre ou huit ans, l'évolution sera faite et les Anglais adhéreront au Marché commun en souscrivant à toutes ses clauses, car leur économie risquerait de s'effondrer s'ils ne le faisaient pas 7 .
« 2. D'autre part, pendant ces quatre ou huit ans, le Marché commun aura eu le temps de se consolider. L'union politique des États aura pu se forger, à la faveur de la période de passage à vide qui suivra la rupture des négociations avec l'Angleterre. À ce moment, le Marché commun, consolidé par quatre ans d'existence supplémentaires et passé à son fonctionnement complet, toutes les épreuves de la période transitoire étant franchies, pourra résister victorieusement à l'entrée de l'Angleterre, si elle continue à avoir des prétentions exorbitantes et des arrière-pensées.
« Elle n'entrera dans la Communauté européenne, que lorsqu'elle aura répudié à la fois son rêve impérial et sa symbiose avec les Américains. Autrement dit, quand elle se sera convertie à l'Europe. »
1 Ambassadeur, représentant de
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