C'était De Gaulle - Tome I
chausse un instant ses lunettes, grosses comme des loupes, pour vérifier d'un coup d'œil circulaire que chaque dame est assise : il ne saurait s'asseoir tant qu'une seule reste debout. Ilchoisit alors un canapé et fait signe à Jean de Broglie et à moi de le rejoindre. Il reprend :
« Les pieds-noirs continuent à clamer Algérie française ! Comme si cette formule magique allait les sauver ! Mais l'Algérie française, ce n'est pas la solution, c'est le problème ! Ce n'est pas le remède, c'est le mal ! Comment a-t-on pu laisser croître sans contrôle cette immigration européenne, au milieu d'une population radicalement différente, dans un pays hostile ? Nous avons débarqué à Sidi-Ferruch pour une histoire d'éventail, sans savoir ce que nous ferions ensuite. Sous Louis-Philippe, sous la II e République, sous le Second Empire, on est allé de soulèvement en soulèvement. Bugeaud, puis Pélissier, puis Mac-Mahon tiraient encore au canon sur des villages. Là-dessus, la III e République, qui prétendait nier les différences entre les races et les religions et qui considérait qu'il n'y avait qu'une civilisation, la sienne, a donné libre cours à sa chimère de l'assimilation. C'est alors qu'on a rendu définitive la départementalisation, qu'on a vraiment fait le choix de l'Algérie française. Ça devenait de plus en plus difficile d'en faire un autre. Mais ce n'était qu'un faux-semblant. Il suffit de passer quelque temps en Algérie pour se rendre compte que le peuple arabe est inassimilable. Et sous tous les régimes, l'administration a régulièrement brimé les indigènes au profit des colons.
« La seule formule viable : le royaume arabe »
« Un seul a compris dans quelle impasse on s'enfonçait : Napoléon III. Il voulait faire un royaume arabe . Il admirait la noblesse des chefs arabes. Abd el Kader s'était conduit de façon chevaleresque à Damas, en sauvant de la mort des Français et des Maronites qu'il avait arrachés à la populace déchaînée. Louis Napoléon voulait susciter une aristocratie, et plus tard une dynastie, qui auraient — comme au Maroc — constitué l'armature de ce royaume. La France en aurait simplement assuré la protection, jusqu'à ce qu'il ait atteint la capacité de s'émanciper. Les Européens auraient été non les dominateurs, mais le levain dans la pâte. On est passé à côté de la seule formule qui aurait été viable... (Un silence)... Mais on ne refait pas l'histoire. En tout cas, nous payons cent trente ans d'aveuglements successifs.
— Mon général, dit Jean de Broglie sur le mode plaisant, si vous disiez que Napoléon III est le seul à avoir compris le problème algérien, nos adversaires, qui vous taxent déjà de bonapartisme, s'exclameraient : "On vous l'avait bien dit !" »
De Gaulle fait comme s'il n'avait pas entendu. Il n'apprécie peut-être pas qu'un jeune député, fût-ce pour une mise en garde, fasse un tel rapprochement, qu'il doit considérer comme peu flatteur— même s'il reconnaît à Napoléon III, par honnêteté, le mérite d'avoir mieux senti que d'autres le problème algérien.
« Le réveil sera rude »
Il reprend : « Pendant la guerre, je m'étais bien rendu compte que la population arabe ne nous aimait pas. Il faut la comprendre. La majorité des pieds-noirs n'ont jamais eu d'autre politique que de traiter les musulmans en larbins, et de les noyer dans la masse de la France pour qu'ils ne détiennent pas le pouvoir: il était détenu par la France, donc en fait par les Français d'Algérie, puisque l'État à Paris et les fonctionnaires en Algérie cédaient à leurs exigences. C'était ça, l'Algérie française. C'est de ça qu'il faut sortir, parce que ça n'aurait jamais dû exister, et qu'aujourd'hui, de toute façon, ça ne peut plus persister. »
Le Général se tourne maintenant vers Broglie. Il finit, quand même, par lui répondre : « Le royaume arabe , c'était plus qu'une politique algérienne, c'était une politique arabe. Vous avez lu la lettre d'instructions d'une centaine de pages que Napoléon III a envoyée à Mac-Mahon en 1865 pour tirer aussitôt les conclusions de son long voyage en Algérie ? Comment voulez-vous, d'un pays arabe à l'autre, faire une politique opposée ? Comment voulez-vous empêcher que l'Algérie soit algérienne, si le Maroc est marocain et la Tunisie tunisienne ? La France aurait pu devenir la protectrice des intérêts musulmans, depuis la Mauritanie jusqu'à
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