Charly 9
pleurs des âmes de ses victimes ! Il pense à un prodige ou bien qu’en
fait il dort sans doute encore. Il balaie du regard sa chambre vide, se tâte
les poignets. C’est bien lui, éveillé, le pouls au galop. En chemise de nuit
fendue, il se lève et, tenant une grande torche en feu, se dirige vers la
fenêtre dont il entrouvre les lourds rideaux :
— Par les os de mon
père !…
Le monarque découvre une infinité de
corbeaux appuyés contre les pavillons du Louvre en chantier. Il y en a si grand
nombre que c’est un épouvantement. Charles en saute sur place. C’est une tourbe
grouillante, un immense tas confus, et tout le palais semble une masse
ondulante de plumes noires. Les oiseaux sont perchés sur les toits, les
échafaudages, les rebords des étages et des fenêtres, les cariatides qui
illustrent les façades. On dirait que ces statues respirent. La nauséeuse
vision flottante soulève le cœur. Quand les corbeaux s’envolent en bancs
énormes à la verticale du château, leurs ombres tourbillonnent en cyclone dans
l’extase aboyant de cris : « Croa ! Croa ! », de plaintes :
« Côaaa ? » Ces silhouettes croassantes se heurtent, vocifèrent
et tout cela ne forme qu’une voix où il y a du mugissement d’océan… Les
corbeaux se reposent en nuée sur les toits du Louvre entourant la cour carrée.
De là, ils plongent par vagues et l’on a le sentiment chaque fois que c’est un
bâtiment qui se désagrège.
Les charognards courent aux morts
vers un pavage qu’on ne distingue pas depuis la chambre de la tour du roi. Ils
doivent s’égayer dans tant d’hémoglobine et se jouer de tellement de proies
qu’ils remontent, tous, emportant des bouts de chairs écarlates. Le ciel fume
alors de sang et d’âmes. Et ça gueule, ces becs qui avalent des lambeaux de
peaux humaines secoués avec avidité :
— Croa ! Croa !
Croa !…
Voici donc des parcelles d’humains
qui n’ont plus de voix que des cris d’oiseaux vers les nues. Les pupilles de
Charles se dilatent quand un choucas se jette à la vitre de sa fenêtre pour
tenter de lui crever les deux yeux. Les ailes déployées des corbeaux
ressemblent à des mains et leurs longues plumes paraissent être des doigts
tendus vers un secours. Mais le ciel ne réplique aux haros que par le halo d’un
effroyable demi-jour qui se lève et va grandir encore.
4
Les corbeaux en allés et les étoiles
effacées par la splendeur du soleil, trois soldats – un archer, un garde, un
Suisse – parlent ensemble en haut d’un escalier fort étroit aux marches usées
et inégales qui manquent de faire tomber. Là où s’arrête la rampe, devant une
porte en ogive dont ils interdisent l’accès, ils discutent de la pluie, du beau
temps. La cuirasse du garde scintille :
— L’été, habillé de fer au
soleil, ce n’est pas tenable. Sur le pont-levis face au quartier de
Saint-Germain-l’Auxerrois, à midi, des hommes d’armes meurent cuits dans leur
armure.
Le Suisse acquiesce avec compassion
en remuant le boudin circulaire autour de son front orné d’un gigantesque
panache – bouquet de plumes de héron. Ils entendent monter des pas. L’archer
bande son arc :
— Qui vive ? Arrêtez
court ! Ne grimpez davantage !
Le garde, soldat qui embroche bien
son prochain, confirme en tirant l’épée :
— Qu’homme n’avance s’il ne
veut mourir !
Le Suisse met en joue une
arquebuse :
— Feu sur qui bouge !
— C’est nous ! annonce une
voix. La comtesse d’Arenberg guidant Élisabeth d’Autriche…
— Seule l’épouse du roi peut
monter ! répond l’archer. Vous, comtesse, restez en bas.
Mais on entend les lourds pas
d’Arenberg continuer de gravir l’escalier en justifiant :
— Ah oui ? Alors comment
la reine de France qui parle allemand et latin mais pas un mot de français
converserait avec son mari si je n’étais pas là pour traduire ?
Les trois soldats se regardent et
baissent les armes. Celui qui est en armure glisse l’épée dans son fourreau en
prévenant :
— Gare aux dernières marches.
Les valets ne sont pas encore montés jusqu’ici pour laver les pierres rougies.
Elles sont poisseuses sous la semelle.
« J’ai le pied
marin ! » se vante la grosse traductrice arrivant sur le palier
tandis qu’Élisabeth la suit, trempant au sang le bas de sa robe. À l’entrée
d’une longue courtine à découvert et en chantier lancée vers le fleuve, le
soleil pose
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