Claude, empereur malgré lui
connaissance, pas une seule personne jusqu’alors ne s’était donné la peine de les lire. Quand je dis « pas une seule personne », je dois signaler deux exceptions. Hérode avait lu l’Histoire de Carthage – le sujet de l’Étrurie ne l’intéressait pas – et m’avait dit y avoir beaucoup appris sur le caractère des Phéniciens ; mais selon lui, peu de gens partageraient son intérêt. « Il y a trop de chair dans cette saucisse, déclara-t-il, et pas assez d’épices et d’ail. » Il entendait par là que la documentation était trop abondante et l’écriture inélégante. Il me fit cette remarque alors que j’étais encore un simple citoyen, et il ne pouvait donc être question de flatterie. Hormis mes secrétaires et mes collaborateurs, Calpurnia était la seule personne à avoir lu les deux ouvrages. Elle préférait un bon livre à une mauvaise pièce, disait-elle, mes livres à nombre de bonnes pièces qu’elle avait vues, et si l’histoire étrusque l’emportait à ses yeux sur l’histoire carthaginoise, c’était uniquement parce qu’elle se déroulait en des lieux qui lui étaient familiers. Lorsque je devins empereur, il faut le mentionner ici, j’achetai à Calpurnia une charmante villa près d’Ostie, lui assurai un revenu annuel confortable et un personnel composé d’esclaves bien dressés. Mais elle ne vint jamais me voir au palais et je ne me rendis jamais chez elle de crainte de rendre Messaline jalouse. Elle vivait avec une amie intime, Cléopâtre, originaire d’Alexandrie, également ancienne prostituée ; mais Calpurnia disposait maintenant d’assez d’argent, et même au-delà, l’une et l’autre cessèrent d’exercer leur antique profession. Les deux femmes étaient réservées et tranquilles.
Mais, comme je le disais, la proposition des Grecs d’Alexandrie m’emplit d’une grande fierté, car cette cité, après tout, est la capitale culturelle du monde et ses notables ne m’avaient-ils pas salué comme le plus éminent historien vivant ? Je regrettais de ne pouvoir prendre le temps de me rendre à Alexandrie pour assister à une des lectures. Le jour où la députation se présenta, je fis venir un lecteur de métier et le priai de me lire en privé quelques passages de chacune de mes histoires. Il avait une voix si prenante, une diction si admirable qu’oubliant un instant que j’étais l’auteur, je me mis à applaudir bruyamment.
CHAPITRE 10
Mes soucis immédiats concernant l’étranger allaient à la frontière du Rhin. Vers la fin du règne de Tibère, les Germains du Nord, encouragés par certaines rumeurs soulignant son peu d’activité, s’étaient enhardis à faire des incursions de l’autre côté du fleuve, dans ce que nous appelons la Basse Province. Des petits groupes traversaient la nuit à la nage en des points non gardés pour attaquer des maisons ou des hameaux isolés, tuer les occupants et rafler l’or et les bijoux qu’ils pouvaient trouver ; à l’aube, ils retraversaient à la nage. Il aurait été difficile de les en empêcher, même si nos hommes avaient été constamment en état d’alerte – ce qui n’est certes pas le cas, dans le Nord tout au moins – car le Rhin est un fleuve immense et des plus difficiles à patrouiller. La seule mesure effective contre les pillards était les raids de représailles ; mais Tibère avait refusé l’autorisation de lancer une expédition punitive de grande envergure. « Si des frelons t’importunent, brûle leur nid ; mais si ce sont de simples moustiques, n’y prête pas attention », écrivait-il. Quant à la Haute Province, on se rappellera peut-être que Caligula durant son expédition en France avait convoqué Gétulicus, commandant des quatre régiments du Haut-Rhin, et sur une accusation non fondée de conspiration, l’avait fait exécuter ; il avait ensuite traversé le fleuve avec une énorme armée et s’était avancé de quelques milles, les Germains ne lui offrant aucune résistance ; puis brusquement alarmé, il s’était hâté de faire demi-tour. L’homme qu’il avait désigné comme successeur de Gétulicus était commandant des forces auxiliaires françaises à Lyon. Il s’appelait Galba {2} et c’était un des hommes de Livie. Elle lui avait marqué sa préférence alors qu’il était encore tout jeune et il avait amplement justifié sa confiance. C’était un soldat courageux et un
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