Comment vivaient nos ancêtres
pollution urbaine, aspect qui semble déterminer les parents de l’époque et justifier à leurs yeux cette séparation. « Ce n’est point dans l’air épais et fétide de la capitale, ce n’est point au milieu du tumulte des affaires, ce n’est point au milieu de la vie active ou trop dissipée qu’on y mène que l’on peut accomplir tous les devoirs de la maternité, remarque Sébastien Mercier en 1790. Il faut la campagne, il faut une vie égale et champêtre pour ne point se détruire en donnant son lait à ses enfants. »
Et voilà l’enfant embarqué à plusieurs lieues du domicile familial, et souvent voué aux pires calamités.
Les négligences des nourrices sont effrayantes. Certaines pratiquent leur métier sans grande conscience. Nombre d’entre elles nourrissent en réalité plusieurs enfants, à commencer parfois par le leur, qu’elles n’ont pas sevré comme elles le prétendent. À lui alors le bon lait maternel, et pour l’autre du lait de vache ou de chèvre dans une corne de vache, percée en guise de filtre. D’autres, rentrant en courant des champs, se voient accusées de lui donner du lait « tout échauffé ». Sans parler de celles qui lui octroient quelque « suçon » en guise de coupe-faim dont l’effet est parfois mortel. On ne cesse de recenser des négligences criminelles provoquant souvent la mort du marmot, dévoré par une truie, étouffé dans son berceau par un chat venu dormir sur lui, brûlé vif par une brindille sautée de Tâtre et qui a atterri dans son berceau, ou encore victime d’une congestion pour avoir été trempé dans l’eau glacée de quelque fontaine miraculeuse. L’air de la campagne, certes, pourrait être profitable à l’enfant. Mais que penser de celui respiré dans le bouge insalubre où s’entassent souvent la nourrice et sa famille ? Certains historiens évaluent à près de 90 pour 100 le taux de mortalité des enfants mis en nourrice à la fin de l’Ancien Régime. Il n’est qu’à consulter les archives des paroisses rurales pour en rencontrer à tout moment au XVIII e siècle, sans compter ceux dont le décès est caché aux parents par une femme malhonnête qui veut continuer à toucher ses gages !
Dès le début du XIX e siècle, on assiste à une réaction contre cette déplorable habitude. Certains médecins, tentant de convaincre les mères d’allaiter elles-mêmes, prétendent que le « lait rentré » de la femme qui n’allaite pas se répand dans ses membres et occasionne de multiples désordres. Un certain abbé Besnard déclare même connaître « une dame qui est devenue sourde dès sa première couche par l’effet de son lait qui […] se porta derrière les oreilles ».
On va donc bientôt préférer la « nourrice sur lieu » à la « nourrice à emporter ». Les experts comme le docteur Monot donnent désormais des conseils précis quant au choix : préférer les filles de la campagne auxquelles l’air pur et les travaux des champs assurent vigueur et santé, les choisir entre vingt et trente-cinq ans, si possible primipares, veiller à ce qu’elles aient une belle carnation et un teint frais, une haleine douce et sans odeur, enfin des filles présentant au physique comme au moral mesure et absence d’excès. On continue à pratiquer un examen médical et un examen du lait. Pour en apprécier la couleur, la consistance, l’odeur et la saveur, « le médecin saisira le mamelon à sa base et le pressera entre deux doigts », conseille le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales en 1879. Si ces critères sont rassemblés et si cet examen se révèle positif, la nourrice peut faire son entrée au domicile familial.
On voit alors apparaître la nourrice des romans, la nourrice qui, dans une maison de grand standing, a d’emblée une place enviable dans la hiérarchie des domestiques. Bien payée (jusqu’à 100 F par mois, somme alors considérable), elle est très bien nourrie, avant tout pour respecter la santé de l’enfant, et, dans le parler populaire, le « morceau de la nourrice » désigne alors le meilleur morceau. Bien habillée enfin, elle a troqué à son arrivée sa coiffe provinciale et ses sabots de paysanne pour des vêtements fins et variés (coiffe à rubans blancs, pelisses d’été et d’hiver, robes, tabliers). Tous les domestiques doivent la servir et agir selon ses caprices. Un cocher la conduit chaque jour au jardin public, accompagnée, dans les
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