Crépuscule à Cordoue
de les trouver ouvertes.
En avançant aussi vite que le permettait l’état d’Helena, nous croisions des habitants de Cordoue d’humeur joyeuse. Ils étaient petits et trapus ; et rien qu’à regarder les hommes, on comprenait pourquoi les soldats hispaniques étaient les meilleurs de tout l’Empire. En outre, ils paraissaient particulièrement pondérés. À chaque fois qu’ils s’arrêtaient pour saluer des connaissances, ils ne manifestaient aucune exubérance superflue. Personne n’avait le mauvais goût d’accoster les femmes. Des hommes pouvaient parlementer pour obtenir un espace libre où garer leur chariot, mais sans aucune forme de violence. Les serveurs des bars à vin se montraient amicaux. Les chiens donnaient un coup de gueule puis se désintéressaient de vous. Et tout ceci paraissait l’attitude de tous les jours, pas une humeur festive engendrée par le festival.
Quand nous atteignîmes enfin le théâtre, nous apprîmes qu’on ne vendait pas de billets ; le spectacle était offert gratuitement par les membres du conseil de la cité : les Cent Hommes. Naturellement, les meilleures places leur avaient été réservées, et, parmi eux, nous n’eûmes aucun mal à repérer Annæus Maximus. En outre, le siège qui lui avait été attribué laissait supposer qu’il était l’un des deux magistrats principaux de la ville. Si tout se passait à Cordoue comme ailleurs, les Cent Hommes contrôlaient la cité, et les deux magistrats les Cent Hommes – ce qui pouvait présenter bien des avantages pour d’éventuels conspirateurs.
Annæus était le plus jeune des deux gros propriétaires terriens auxquels j’avais été présenté à Rome : c’était un Hispanique au visage carré, doté d’un bel embonpoint.
Le veau allait être sacrifié, et les vapeurs d’encens redoublèrent. C’est donc en toussant un peu qu’Annæus se précipita pour être le premier à accueillir le gouverneur. Le proconsul arrivait tout droit de son palais, précédé par ses licteurs. Il portait la toge qu’il avait enfilée lors de notre entretien, et non pas un plastron de cuirasse assorti d’une cape militaire. Les gouverneurs des provinces sénatoriales étaient considérés comme des civils.
En réalité, son rôle, tel que nous le découvrions ici, était de servir de figure de proue sur un bateau qu’il ne commandait pas. La haute société de Cordoue l’avait accueilli en tant que membre honoraire de leur association bétique plutôt spéciale. Il était assis sur son trône au premier rang, au milieu de familles richement habillées qui bavardaient sans retenue et s’interpellaient à haute voix, comme si ce festival officiel était un pique-nique privé organisé à leur intention.
— Tout ça me dégoûte au plus haut point, murmurai-je. Le proconsul romain s’est fait avaler par les familles dirigeantes. Au point qu’il ne doit même plus se rappeler que c’est le trésor de Rome qui lui verse son salaire.
— Oui, il est facile de comprendre comment ça se passe, acquiesça Helena Justina plus calmement. Lors de toutes les manifestations publiques ce sont toujours les mêmes qui dirigent les opérations. Des gens immensément riches. Et très très bien organisés. Ils vont même jusqu’à se marier entre eux, j’en suis certaine. Il arrive sans doute que leurs ambitions personnelles se heurtent, mais politiquement ils ne sont qu’un. Ces gens que nous voyons assis au premier rang gouvernent Cordoue comme s’il s’agissait d’un droit héréditaire.
— Et à Gades, Astigi et Hispalis, tout doit se dérouler à l’identique. Nous y verrions sans doute les mêmes têtes, car l’influence de ces grands personnages couvre plus d’une juridiction. Ils ont dû choisir des épouses fortunées dans d’autres villes et ils possèdent maintenant des domaines dans toute la Bétique.
Nous observâmes le sacrifice en silence. Après la conquête d’une nouvelle province, la coutume était d’inclure les dieux locaux dans le panthéon romain. Voilà pourquoi, aujourd’hui, des dieux celtiques aux noms imprononçables recevaient le somptueux sacrifice d’un veau. Jupiter dut ensuite se contenter d’un mouton plutôt malingre. Toutefois, les Bétiques s’habillaient à la romaine et s’exprimaient en latin depuis des décennies. Ils étaient aussi romains que des provinciaux pouvaient l’être. Et, comme chez les patriciens de la capitale, garder sous un contrôle étroit
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