Dans l'ombre de la reine
était agréable. Cela conviendrait.
La salle à manger d’Amy jouxtait son petit salon. Comme j’avais dû l’aider à se vêtir avant de pouvoir me préparer, j’arrivai en retard et tous les autres étaient déjà réunis. On eût dit une grande occasion et, pour une fois, l’atmosphère de peur et d’ombre si persistante s’était dissipée. Tout le monde s’était paré de satins à crevés, de chaînes d’or et de linge frais, et Matthew en était la cause.
Le nouveau venu, splendide en prune et fauve, en imposait par sa prestance, et quand tous les regards convergèrent vers moi à mon entrée, je sus que nul n’ignorait plus qu’il était là pour me courtiser. Amy, qui avait choisi une toilette exquise – quoique le blanc ne fût pas la couleur la plus flatteuse pour une jeune femme qui avait déjà l’air d’un fantôme –, me délégua toute initiative, comme pour me montrer sous mon meilleur jour.
Plus de doute, on cherchait à me marier.
Je me sentis un peu agacée, mais l’admiration sur tous les visages masculins était réconfortante, de même que la joie évidente de Matthew de se retrouver auprès de moi. Je fus amusée quand Arthur Robsart déclara :
— Par ma foi, dame Blanchard ! Moi qui vous prenais pour un timide rossignol, je découvre un cygne. Quelle élégance !
Comme de coutume, la nourriture était médiocre, mais au moins nous étions si nombreux à partager les mêmes plats que je n’avais pas à goûter la part d’Amy ; d’ailleurs, les rires et la conversation spirituelle faisaient oublier cette cuisine peu inspirée. Matthew relata les dernières nouvelles de la cour, qu’il commentait avec intelligence dans son agréable accent français. Arthur Robsart multipliait les jeux de mots, et Blount plaçait d’amusantes reparties d’un air imperturbable. Amy riait parfois. Très vite, je ne songeai plus qu’à savourer l’instant présent.
La plupart du temps, la vie auprès d’Amy était très morne. Les visites d’Arthur apportaient un peu de gaieté, mais elles semblaient toujours trop courtes. Ce dîner nous faisait rompre avec l’ordinaire, et je me sentais prise de vertige, presque ivre de soulagement.
Après le repas, Amy décida qu’il nous fallait de la musique. Forster savait jouer de plusieurs instruments, dit-elle, mais puisqu’il ne s’était pas joint à nous, nous nous passerions de lui. Il y avait un luth dans le petit salon et Ursula devait absolument interpréter quelque chose.
— Elle joue si bien, Mr. de la Roche ! L’avez-vous déjà entendue ?
— Je ne le pense pas, Lady Dudley.
— Alors venez ! s’écria Amy, qui nous fit tous entrer dans le salon, où elle plaça le luth entre mes mains, insistant pour que je choisisse des airs populaires qu’ils pourraient reprendre en chœur.
Grisée par la bonne humeur générale et par le vin, j’avais oublié qu’on cherchait à me marier. J’avais répondu sans y penser aux marques d’admiration des hommes, au fait que l’un d’eux m’eût poursuivie de Richmond à l’Oxfordshire. Je pris conscience avec un embarras considérable qu’on m’exhibait devant Matthew tel un cheval que l’on fait trotter de long en large, et que tout le monde supposait que je ne demandais pas mieux. Puis je remarquai la crispation douloureuse autour des yeux d’Amy et je compris qu’elle feignait la gaieté.
Cela me brisa le cœur. Je pris le luth, mais en moi la joie s’était éteinte. Je jouai correctement quoique sans brio, et les voix enthousiastes couvrirent mes maladresses. Je m’en tins à des mélodies familières, me félicitant que Matthew les connût toutes et pût participer.
Je commençais à me demander ce qui arriverait ensuite. Mon visiteur n’avait pas parcouru cette distance pour repartir sans me parler en privé. Mais le moment venu, que dirait-il ?
Soudain nerveuse, je commis plusieurs fausses notes et déclarai d’un ton d’excuse que j’étais lasse. Les invités se levèrent et vinrent baiser la main d’Amy.
Celle-ci observa :
— Mr. de la Roche est venu de Richmond pour voir Mrs. Blanchard. Ils souhaitent sans doute discuter. J’ai fait ouvrir mon bureau pour vous, Ursula.
Je n’étais encore jamais entrée dans le bureau. Rarement utilisé, il demeurait fermé à clef. Apparemment, c’était jadis celui de l’abbé. On y trouvait une table de travail éraflée et un fauteuil en chêne, qui pouvaient fort bien dater de
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