Dans l'ombre de la reine
composait d’une douzaine de masures au toit de chaume et de deux édifices à peine plus grands, dont l’un était un presbytère accolé à une minuscule église. Le village possédait aussi sa taverne et son puits, et, tout au bout de l’unique rue, un maréchal-ferrant, qui exerçait son métier dans une bâtisse semblable à une grotte, faite avec les pierres de la région. Des outils en fer, pelles, râteaux et paniers à bûches accrochés aux murs illustraient son ouvrage. Et pour la première fois, nous tombâmes sur une mine de renseignements.
— Un homme sur un pie-fauve ? répéta le forgeron à travers la vapeur, tandis qu’il trempait dans l’eau froide une pièce de fer incandescente. Et un autre aux cheveux brun-roux ? Oui, ils sont bien passés par là. Ça doit remonter à quinze jours. Le gaillard roux était sur un gris dont le fer ne tenait plus que par deux clous. Je m’en suis occupé. Les autres ont attaché leur monture dehors et ont patienté. Ils ne sont pas entrés à la taverne, dommage pour eux ! Dame Lambert fabrique une bière digne de ce nom, pas comme Pocky Peter, l’ancien patron, qui coupait la sienne avec de l’eau jusqu’à ce qu’on le force à en boire à tire-larigot dans la grand-rue, avant de lui vider le reste du tonnelet sur la tête…
Il n’était pas du genre à s’en tenir au fait, mais Brockley finit par le ramener sur le sujet qui nous préoccupait. Il nous demanda comment s’appelaient nos amis. L’inspiration me vint de mon passé récent :
— L’ami de ma famille se nomme Mr. Pinto.
— Pinto ? Quel drôle de nom ! Enfin, aucun d’entre eux ne l’a prononcé. Le cavalier sur le pie était un certain Will Johnson ; les deux autres l’appelaient ainsi.
— Mais oui ! Mr. Pinto avait un… un cousin Johnson. Mon époux les connaissait très bien, mentis-je. Que le monde est petit ! Peut-être les rattraperons-nous un peu plus tard. Allaient-ils à Lockhill ?
— Tout juste. Ils sont allés droit vers le manoir. Probable que vous aurez des nouvelles d’eux là-haut. C’est important ?
— Non, pas très. J’ai appris par le plus pur hasard que ces amis de longue date voyageaient sur la même route que nous. Nous nous enquerrons d’eux.
Je résolus de ne pas utiliser l’histoire du raccourci, cette fois, mais de jouer à nouveau la carte de la fatigue, car peu après que nous nous fûmes remis en route, Dale me confia qu’elle avait mal à la tête.
— Malgré mes quarante ans, madame, j’ai encore mes menstrues et cela vient de commencer.
— Dale ne se sent pas très bien, dis-je à Brockley. Nous demanderons asile afin qu’elle puisse se rétablir.
Le chemin grimpait au milieu de champs et de haies un peu négligés, pas autant qu’autour de la demeure du vieillard, mais néanmoins mal entretenus. Le bas-côté était envahi par les mauvaises herbes et au coin d’un des champs de blé, moissonné récemment, des épis se dressaient encore sur leur tige.
La maison elle-même était plus petite qu’il n’y paraissait de loin. Le portail donnait sur la cour principale, sans allée entre les deux. Un mastiff retenu par une chaîne bondit vers nous en grondant, effrayant nos chevaux et Dale, qui se laissa glisser de sa selle. Elle s’appuyait sur l’encolure d’Escargot, au bord de l’évanouissement, quand un robuste majordome cria au chien de se taire. L’animal aboya de plus belle, sur quoi l’homme s’enquit de la raison de notre visite comme s’il aboyait lui aussi.
Ayant appris que la pauvre dame Blanchard et sa femme de chambre étaient épouvantablement épuisées, il se montra plus compatissant. Il m’aida à mettre pied à terre, indiqua l’écurie à Brockley, pesta contre le chien et nous conduisit, Dale et moi, à l’intérieur afin de nous présenter à dame Ann Mason, la maîtresse de céans.
Lockhill était l’opposé de Springwood. Le chaos y régnait. De l’entrée principale, nous pénétrâmes dans un grand vestibule où gisaient, épars, des gants, des bottes, des verres et des carafes, des lettres et des coffres ornés de ferronneries d’où dépassaient des pans d’étoffes coincés sous le couvercle. Des livres étaient restés ouverts, comme si la vie que l’on menait ici était trop frénétique pour qu’on eût le temps de ranger. Ann Mason, qui nous avait entendus arriver et vint nous accueillir, était très jeune et très enceinte, mais en dehors de son
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