Dans l'ombre de la reine
ventre rond, elle était amaigrie par l’excès de travail. Sa robe marron était couverte de farine, de peluches provenant d’un rouet et de filets de salive laissés par le bébé au creux de son bras.
Une ribambelle d’enfants surgit à ses côtés, piaillant et pouffant, accompagnés de deux chiots dont les jappements s’ajoutèrent au tumulte. Un précepteur à l’expression harassée essaya de regrouper la petite bande, sans succès.
— Vous me voyez confuse de ce tapage, dit dame Mason.
Elle berçait le nourrisson et écarta un chien du pied tout en nous conduisant vers une salle où se trouvait le rouet, à côté d’un panier de laine. Il y avait des fibres et des poils de chien partout, et l’on avait oublié un seau où trempaient des langes près de la cheminée.
— Les enfants s’excitent un peu, parfois, mais le Dr Crichton, leur précepteur, est très opposé aux châtiments corporels.
En temps normal, j’aurais approuvé le Dr Crichton. J’avais été battue, et Gerald aussi ; nous avions décidé que Meg ne serait jamais traitée de la même façon. Cependant, lorsque la horde mugissante fit irruption derrière nous pour ressortir un instant après, faisant sursauter Dale, je me demandai pourquoi les Mason ne punissaient pas eux-mêmes leurs rejetons, ou ne renvoyaient pas leur précepteur afin d’en engager un plus ferme.
Dame Mason nous proposa une collation et alla s’en occuper elle-même. En son absence, une porte s’ouvrit à proximité, des pas approchèrent et un grand homme au physique d’ascète s’aventura dans la pièce. Dans la main gauche, il avait un livre, qu’il gardait ouvert à l’aide du pouce droit, et son visage mince était marqué par des rides de contrariété. Il commença à expliquer, mi-plaintif, mi-querelleur, qu’il s’efforçait de traduire un passage d’une grande difficulté et exigea de savoir pourquoi Ann ne mettait pas fin à ce charivari, avant de remarquer notre présence.
Notre hôtesse revint chargée d’un lourd plateau. Elle s’excusa avec nervosité et nous présenta son époux, Léonard Mason. Il écouta avec courtoisie notre récit d’un voyage épuisant, recommanda à sa femme de bien s’occuper de nous et de nous fournir des lits pour la nuit, puis il repartit.
— Il retourne dans son bureau, expliqua dame Mason d’un ton déférent. Il traduit les poèmes de Dante en anglais. C’est un grand érudit, très versé dans les langues. Il étudie aussi les inventions de Léonard de Vinci, dont il porte le prénom. Il possède un esprit brillant.
Un autre chœur de hurlements juvéniles ponctués d’interventions canines éclata au loin. Elle soupira et dit avec tristesse :
— Il ne comprend pas que les enfants soient à ce point bruyants. Aucun d’entre eux ne montre de goût pour les livres. J’essaie de le protéger de toute distraction autant que je le peux.
Elle fit de son mieux pour nous mettre à l’aise. Après nous être sustentés, nous nous installâmes dans une chambre à coucher. Celle-ci était assez agréable avec ses murs enduits de plâtre et son plafond à poutres apparentes, mais elle avait grand besoin d’être époussetée. Avec des exclamations de contrariété, dame Mason alla chercher une servante et, au bout d’un long moment, revint avec un chiffon et entreprit elle-même de la nettoyer. On avait toutefois préparé des draps frais et j’aidai à faire le lit afin que Dale, qui se sentait vraiment indisposée, pût s’étendre.
Une fois cette dernière installée, je descendis avec dame Mason, expliquai que ma femme de chambre surtout avait besoin de repos et que, pour ma part, je me sentais tout à fait remise. Je restai auprès d’elle pendant qu’elle filait à son rouet et l’encourageai à parler.
Au cours des deux heures qui suivirent, j’en appris beaucoup sur Lockhill. Chaque demeure a une âme, et celle-ci semblait deux maisons en une. Elle m’évoquait ces châteaux normands dont le précepteur de mes cousins nous avait expliqué le plan, à l’aide d’esquisses du donjon et de la cour intérieure. À Lockhill, le donjon et la cour d’enceinte n’étaient pas des édifices matériels, mais n’en existaient pas moins.
La cour d’enceinte était présidée par dame Ann Mason, qui vivait dans un tourbillon harassant de corvées ménagères, de chiens désobéissants et d’enfants trop nombreux vu le personnel insuffisant ; elle s’évertuait à
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