Dans l'ombre des Lumières
prenait alors l’allure d’un tripot. Enfin, vers les huit heures du soir, le veto suspensif fut adopté. Amélie et Antoine avaient la tête farcie de discours, de bruit, d’exclamations en tout genre ; mais ils étaient heureux d’avoir pu entendre battre le cœur de la Révolution.
Il faisait nuit. Ils piétinaient au faubourg Saint-Germain, cherchant le moyen de se quitter tout en gagnant encore un peu de temps.
— Je ne sais comment vous remercier, lui murmura-t-elle.
— En me permettant de vous revoir, répondit le Toulousain.
Elle se contenta de lui sourire avant de disparaître derrière la lourde porte de l’hôtel.
III
Au cours des semaines suivantes, ils se rencontrèrent souvent en compagnie de leur chaperon. Les relations avec Gabrielle demeuraient polies mais distantes. Ils visitèrent les plus belles églises de la capitale, les salles de l’Académie de peinture et virent jouer les eaux de Saint-Cloud.
À Paris cependant, la tension restait vive. On conspuait le veto que l’Assemblée nationale venait d’accorder à Louis XVI. Le roi avait fait venir le régiment de Flandre à Versailles et on disait que la Cour préparait la contre-Révolution. L’approvisionnement de la capitale était désorganisé. Les queues s’allongeaient devant les boulangeries. On sonnait l’alarme dans les clubs, aux carrefours et dans les journaux patriotes comme ceux de Loustalot, de Gorsas et de Virlojeux. La dénonciation des complots était devenue, pour les plus opportunistes ou les plus exaltés, le moyen infaillible de se faire un nom.
Antoine discutait avec Amélie au Palais-Royal, sous la tente du pavillon de Foix. La capitale macérait dans une terrible fermentation. La veille, des milliers de femmes et de citoyens armés s’étaient rendus à Versailles pour y réclamer du pain, le retour du roi à Paris, et la punition de ses gardes du corps, accusés d’avoir insulté la Nation. D’autres voulaient obliger Louis XVI à sanctionner les décrets de l’Assemblée nationale.
Le peintre observait les passants lorsqu’il éprouva une sensation étrange. Il se retourna et vit qu’un homme le fixait. Son expression débordait d’une haine incompréhensible. L’inconnu ne lâchait pas prise et rien ne paraissait pouvoir le détourner de sa cible. Le Toulousain hésitait à relever le défi. Sa nature ombrageuse le conduisait à se battre. Mais il comprit qu’il ne s’agissait pas d’une convoitise ordinaire. Cet homme avait le meurtre inscrit dans le regard.
L’épisode lui ramenait brutalement à la conscience cette part sombre de la nature humaine qu’il avait tenté d’occulter et qui, jusqu’alors, n’avait fait que peupler ses nuits de cauchemars. L’expression de l’inconnu marquait le retour d’une évidence insupportable. Son immobilité n’était même pas interrompue par les coups d’œil lubriques qu’il lançait régulièrement à Amélie de Morlanges. Ceux-ci évoquaient une sorte de puanteur, un mélange de sueur, de foutre et de sang ; ils faisaient songer à un acte sexuel barbare. Un seul regard semblait briser toutes les apparences, faire craquer le vernis de la civilisation et celui tout aussi mince des conventions sociales.
Amélie avait observé Antoine et s’était engluée à son tour dans ce cloaque. Elle était pourtant loin de concevoir toute l’horreur qu’il recelait.
— Allons-nous en, dit-elle.
— Mais non, voyons, nous n’avons rien à craindre. Que pourrait-il nous arriver ?
Ils restèrent attablés. Ils discutèrent un moment, puis Antoine tourna discrètement la tête : l’homme avait disparu.
Ils n’y songèrent plus. Ils se concentrèrent sur les affaires du jour. Ils n’eurent même pas besoin de tendre l’oreille. Les orateurs improvisés criaient suffisamment fort pour se faire entendre.
Il était onze heures du matin. Il se forma près d’eux un petit attroupement. Un bourgeois joufflu prit la parole tout en promenant un œil rond sur l’assistance.
— On dit que les patriotes ont mis le siège au château. Le roi a reçu hier une députation des dames de la Halle et leur a promis du pain. Certains prétendent que Mirabeau fera du prince d’Orléans le lieutenant général du royaume.
— Tout ça, c’est la faute de l’Autrichienne, commenta une femme. Les drôlesses de sa maison, qui sont comme des chiennes en chaleur, ont obligé les gardes du corps à fouler aux pieds notre cocarde. Les gueux !
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