Dans l'ombre des Lumières
considéré une dernière fois, elle alla puiser de l’eau qu’elle fit bouillir et versa dans un grand baquet de bois.
Antoine se baigna et prit un peu de repos. En fin d’après-midi, il entendit une personne grimper les escaliers à vive allure et, quelques instants plus tard, on frappait à sa porte. Amélie apparut sur le seuil, tout essoufflée. Elle était si émue qu’elle avait du mal à parler. Antoine lui prit les mains en la détaillant amoureusement.
— Dès que j’ai reçu votre lettre, j’ai sauté dans la première diligence…
— Antoine, j’ai tellement attendu ce moment…
Elle paraissait avoir tout oublié, les écarts du jeune homme, les manigances de Gabrielle.
— Vos parents, je le crains, ne partagent pas votre joie.
Le visage de la jeune fille se rembrunit.
— Je sais. Vous avez vu ma mère…
— Oui, mais tout cela n’a plus d’importance, puisque nous sommes ensemble.
L’expression d’Amélie devint subitement enjouée.
— La Chouette m’a conté vos aventures.
— La Chouette ?
— Jean Laheu, votre guide. Il sait hululer comme une chevêche. C’est le fils aîné de nos bordiers ; une famille à laquelle je suis très attachée… Il m’a dit que vous aviez pris un bain de boue avant d’arriver…
Elle ne put s’empêcher de rire.
— Vous vous moquez de moi, vous êtes cruelle.
— Mais non, vos maladresses m’attendrissent. Elles font toute votre humanité. Si vous saviez à quel point les héros m’ennuient… Avez-vous vu mon père ?
— Pas encore.
— Alors vous le rencontrerez ce soir. Je vous en prie, ne réagissez pas à ses provocations. Il se comporte à la maison comme au régiment et nous sommes tous ici un peu ses subalternes. C’est sa manière d’éprouver les hommes. Et maintenant, je dois vous abandonner, je veux être belle pour vous ce soir.
Une heure plus tard, Loubette convia Antoine à souper. Le peintre avait la gorge nouée à l’idée de rencontrer le père d’Amélie et d’affronter à nouveau la froideur de sa femme. Il pénétra dans la salle où les convives étaient déjà installés. Lorsqu’il découvrit le visage du maître de maison, il resta un moment figé. Le marquis de Morlanges n’était autre que l’homme qu’il avait vu couper du bois à l’entrée du manoir. Il rougit en songeant qu’il l’avait apostrophé comme un vulgaire manant. Avec autant de stupeur, il aperçut son guide, Jean Laheu, attablé sans façon à la droite du marquis, près de la servante et du valet de ferme, un petit homme à la silhouette gibbeuse… Mordious ! Ces gentillâtres faisaient moins de cérémonie que de simples bourgeois et n’hésitaient pas à rompre le pain avec leurs domestiques !
Il les salua.
— Soyez le bienvenu, répondit le marquis sur un ton qui démentait le sens de ses paroles.
Assise en face de la « Chouette », Amélie était aussi gênée qu’Antoine. Loubette se leva pour lui servir une assiette de soupe, un morceau de pain de seigle mêlé d’orge, un peu de légumes frottés de lard et du vin de Sigournais. Le marquis l’observa sans rien dire tandis que son épouse plongeait le nez dans son assiette. Quant à Laheu, il lui lançait des coups d’œil hostiles. Seuls Amélie, la servante et le valet de ferme le considéraient avec bienveillance.
Le maître de maison engagea la conversation avec son bordier, comme si le Toulousain était devenu invisible. Sa présence ne semblait même rien changer à l’ordinaire du vieux reître.
— Jean, il faudrait que les landes défrichées du côté de La Gaubretière soient semées en seigle.
— Bien Monsieur le Marquis, je le dirai à mon père.
— Et qu’il sème aussi de l’avoine dans le champ voisin avant qu’on le mette en jachère.
— Il y a déjà pensé.
— Parfait ! Que compte-t-il faire cette année ?
— Comme d’habitude, Monsieur le marquis, du chou, qui rend bien, du froment, et puis un peu de mil et de lin.
— Tu diras aux autres paysans d’essayer la luzerne et le sainfoin.
— C’est qu’ils n’aiment pas tellement ces nouveautés. Le jour où vous avez voulu introduire la pomme de terre, ça a failli provoquer une émeute. On dit que c’est la pomme du diable.
— Balivernes ! Je finirai bien par convaincre ces ignorants.
— Ah ! J’allais oublier, Monsieur le marquis, mon père voudrait vous rendre visite pour vous confier l’argent qu’il a gagné à
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