Dans l'ombre des Lumières
mon brave, fit le Toulousain avec une fausse assurance, pouvez-vous m’annoncer à vos maîtres ? Je m’appelle Antoine Loisel et viens de Paris pour les voir.
L’homme s’interrompit. Il toisa le visiteur avec méfiance. Antoine avait oublié que ses oreilles étaient encroûtées de boue et qu’il ressemblait à un mendiant en maraude.
— Vous pouvez entrer, se contenta de grommeler le croquant.
Loisel fut surpris par une telle insolence. Mais le voyage l’avait épuisé et il n’insista pas ; il se dirigea seul vers l’entrée du manoir. Il caressa un moment l’espoir d’y trouver Amélie, puis chercha une servante ou un valet de ferme qui pût l’annoncer. Il redoutait de surprendre le marquis dans son intimité et d’accentuer ainsi la gêne inévitable des premières rencontres. Mais il ne vit personne.
Prenant son courage à deux mains, il poussa la porte principale dont l’interminable grincement évoquait le miaulement d’un chat errant. La grande salle était déserte. On entendait seulement le crépitement du feu qui couvait dans l’âtre. Une table de chêne, des sièges tendus de cuir, une armoire de cerisier sobrement sculptée, enfin quelques tableaux obscurs, faisaient tout l’ornement de cette pièce. Antoine avança d’un pas. Il jeta un coup d’œil sur un livre posé au milieu de la table, lorsqu’il entendit une voix l’interpeller.
— Qui êtes-vous et que faites-vous ici ?
Il se retourna brusquement.
Une femme d’âge mûr se tenait raide à l’entrée de la salle.
— Bonjour Madame. Je m’appelle Antoine Loisel…
— Ah, c’est vous…
Madeleine de Morlanges n’essaya même pas de dissimuler sa froideur. Elle le fixa en silence, comme si elle voulait l’embarrasser.
— Mon mari est occupé jusqu’à ce soir et ma fille est absente.
Elle lui sourit, mais c’était un sourire figé, sans profondeur, comme celui d’un masque. Sur ce visage, une telle expression paraissait incongrue, presque obscène. Antoine crut que son apparence était en cause.
— Veuillez me pardonner, Madame la marquise, pour l’état piteux dans lequel je me présente à vous. Je ne suis pas habitué aux chemins du Bocage…
Madeleine de Morlanges mettait toujours du temps à répondre. Ceux qui ne la connaissaient pas s’imaginaient qu’elle réfléchissait.
— Bien, suivez-moi, je vais vous montrer votre chambre. Notre servante fera bouillir de l’eau pour que vous preniez un bain. Vous pourrez ensuite vous reposer en attendant le retour d’Amélie.
Il la suivit jusqu’à l’étage. Elle le fit entrer dans une pièce qui sentait le velours moisi et les draps humides. Elle resta sur le seuil à le détailler de son regard vide, puis referma la porte sans rien dire. Les choses se présentaient mal, pire encore que tout ce qu’il avait pu imaginer. Il osait à peine bouger. Il regarda longuement le paysage par la petite croisée. Une brume ouatée enveloppait la cour et donnait au parc un aspect maussade ; il en émergeait de petites pyramides d’ajoncs, de bruyères et de genêts qu’on laissait pourrir sur place pour en faire de l’engrais. Une charrette dételée reposait au pied d’un grand chêne, le timon pointant vers le ciel, à la manière d’un calvaire brisé ; un peu plus loin, près de la grille, le paysan continuait de fendre ses bûches. Le claquement régulier de la cognée, le jappement des chiens et le croassement des corbeaux accentuaient l’impression de monotonie de cette journée d’hiver.
Quelques coups assez vifs, frappés à la porte, sortirent Antoine de sa rêverie. La servante, Loubette, lui présenta son corps bulbeux, sa tête ronde, ses joues roses et poupardes. Elle dévisagea le visiteur, les yeux écarquillés, hoquetant de joie et gloussant de plaisir.
— Ah ! Monsieur ! dit-elle en se frappant les cuisses, je suis ben contente de vous voir là.
La liesse de la bonne femme étant communicative ; bien qu’interloqué, Antoine lui sourit. C’était la première fois qu’on l’accueillait avec chaleur.
— Mademoiselle va être ben contente elle aussi. Mais ne dites pas que je vous l’ai dit ou elle va me gronder… Vous voulez que je vous apporte à bouère ? Avec toute cette route, vous devez avoir grand-soif ?
— Non, je vous remercie, répondit Antoine…
— Ah ! Monsieur ! soupira-t-elle encore. Quand je pense que Mademoiselle ne sait même pas que vous êtes là !
Après l’avoir
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