Dans l'ombre des Lumières
ressemblance, même si elle nous oppose plus souvent qu’elle ne nous rapproche.
— Reposez-vous donc sur moi, je supporterai bien des avanies pour faire de vous ma femme.
— Rien ne justifie que vous vous humiliez.
— Ah, vraiment ? La seule humiliation serait que vous ne m’aimiez plus ; le reste n’a aucune importance.
Elle le considéra avec tendresse.
— Vous me redonnez courage, Antoine. D’ailleurs il ne faut pas être triste, cette journée est trop belle ; il y a tant de choses que je voudrais vous montrer. Allons prendre les chevaux.
— Mais les chemins…
Elle eut un rire cristallin.
— Je connais bien les chemins, ne vous inquiétez pas ; avec moi vous ne risquez pas de vous crotter l’habit. Nous irons chez les Laheu.
— Vos bordiers ? Vous voulez m’éprouver ? Pour une raison que j’ignore, leur fils me déteste. Que lui ai-je fait ?
— Vous m’aimez, cela suffit.
— Vous voulez dire…
— Oui, nous nous connaissons depuis l’enfance. Je le considère comme mon propre frère, mais je crois qu’il éprouve d’autres sentiments pour moi… Vous verrez, c’est un homme généreux… Quant à ses parents, ils ont su me donner l’affection que je n’ai pas eue ailleurs. Je passais mon temps chez eux, agrippée aux jupons de sa mère, Suzanne. Comprenez-vous pourquoi je tiens à vous la présenter ? Elle saura vous réserver l’accueil que vous auriez mérité en venant à Morlanges.
— Eh bien, j’ai hâte de rencontrer cette femme que vous aimez tant.
Ils montèrent à cheval et se dirigèrent vers la borderie qui se trouvait à moins d’une lieue du manoir. Suzanne, qui était seule, filait près de l’âtre. Elle portait une robe de laine courte, recouverte d’un tablier de coton, et une coiffe de mousseline, bordée de dentelle, qui retombait en barbes arrondies sur ses épaules. Dès qu’elle vit le couple, elle se leva pour l’accueillir. Mais la timidité la paralysait. Ses mains s’agitaient, saisissaient inutilement une serviette, plongeaient avec gêne sous son tablier. Après avoir repris son souffle, elle interrogea le peintre sur son voyage. Mais quand ce dernier lui posa à son tour des questions, elle se contenta de marmotter. Elle avait honte de son accent, de ses mains calleuses, de son manque d’instruction. Elle semblait très impressionnée par la présence d’Antoine qu’elle observait à la dérobée. Amélie essaya de la mettre à l’aise.
— Si vous saviez combien de fois je me suis endormie dans ses bras en l’écoutant me réciter des contes, dit-elle… Tu te souviens, Suzanne, de l’histoire de Barbe-Bleue qui me faisait si peur ?
— Comment l’oublier ? Je te l’ai racontée peut-être cent fois.
— Quel en était le début déjà ?
— Barbe-Blleùe, ol étét in cheti roe qu’avét oghu sis fames pi qu’étét rendu a la sétiaeme 1 …
— Oui, c’est ça, fit Amélie en jubilant.
— On me la racontait aussi à Toulouse, intervint Antoine, et je n’avais certainement pas moins peur que vous. Je priais pour que les gendarmes arrivent à temps et sauvent la dernière femme de Barbe-Bleue. On m’a dit que le château de ce monstre se trouvait près d’ici.
— C’est celui de Gilles de Retz, à Tiffauges. Je vous en montrerai un jour les ruines, si vous n’avez pas trop peur…
Ils rirent de bon cœur. Suzanne fut touchée par leur complicité. Le fait de s’être exprimée en patois l’avait un peu décrispée.
— Monsieur, murmura-t-elle…
— Tu peux l’appeler Antoine…
— Ah ! bien… Antoine, si vous aviez vu Amélie revenir de ses escapades le corps tout écorché. Je passais mon temps à lui nettoyer le visage et à raccommoder ses habits. Elle était la plus turbulente du pays, bien plus encore que les garçons de son âge.
Antoine était heureux d’imaginer ce que la jeune fille avait vécu. Il lui semblait entrevoir les histoires qui l’avaient intriguée, les légendes qui l’avaient fascinée ou terrifiée. Il se figurait la petite sauvageonne grimper aux arbres, sauter comme un écureuil entre les talus ou s’assoupir près du feu, le corps lacéré par les ajoncs et les ronces des chemins creux.
Ils rentrèrent à Morlanges. Antoine attendait le souper avec appréhension. Le marquis avait convié à sa table le curé de la paroisse, le père Leretz, sans doute pour faire diversion. En effet, dès que le repas fut servi, Morlanges ne
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