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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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baissé la tête, mais mon père m’a obligé à la relever avec sa cravache. Il fallait que je voie. Et j’ai vu… La renarde a été déchiquetée jusqu’à devenir une bouillie de chair sanglante. J’ai ressenti de la tristesse et de la haine. Mon père, lui, rayonnait. Le spectacle de la souffrance lui procurait un grand plaisir. Une fois l’animal mis en pièce, il m’a considérée d’un air méprisant qui voulait dire : « Pauvre petite femelle, toi et ta sensiblerie ridicule, tu ne seras jamais une Morlanges… » Près de nous, une de mes cousines avait apprécié le spectacle et s’en était même bruyamment flattée, mais cela ne changeait rien au regard que portait mon père sur les femmes. Non seulement j’étais une fille, mais, pis encore, j’étais la sienne… J’aurais pu déjouer un piège aussi grossier, faire semblant de ne pas être atteinte, tenter de lui plaire – les enfants ont l’habitude de se prostituer pour obtenir l’amour d’un parent qui ne les aime pas ou qui les aime mal – mais c’eût été me renier moi-même et, ce jour-là, je n’eus pas cette lâcheté.
    Antoine fut touché par le récit d’Amélie. Il était surpris de constater à quel point la force de son caractère s’accommodait d’une grande sensibilité. Le contraste entre ces deux facettes de sa personnalité était tel qu’il donnait l’impression d’un paradoxe.
    — Parlez-moi encore de votre père, demanda-t-il, que je sache comment me comporter en sa présence.
    — Il a été élevé avec une extrême dureté ; je crois que mon grand-père était beaucoup plus sévère que lui. J’ai gardé le souvenir d’un vieil homme acariâtre qui arpentait le manoir la badine en main et le reproche aux lèvres. Mon père n’a jamais reçu d’affection ; son éducation était faite de prouesses, de châtiments corporels et de principes rigides. S’il devenait capitaine, c’est qu’il n’était pas encore maréchal. Il a vécu dans la solitude des collèges et de l’armée où il a cru pouvoir s’inventer une nouvelle famille.
    — Y est-il parvenu ?
    — Ces familles-là ne remplaceront jamais la première.
    — Sans doute… Je comprends mieux maintenant cette façon qu’il a de se cuirasser… Mais dites-moi, quels sont les sujets qu’il affectionne ? Peut-être pourrais-je les aborder avec lui.
    — À moins que vous ne parliez de chasse ou d’agriculture…
    — L’histoire, la géographie, la peinture ?…
    — Non… Voyez-vous, mon père a moins d’instruction qu’un avocat ou un notaire de province. Comme beaucoup de gentilshommes, son temps a été mangé par la guerre et le service du roi. La lecture le lasse et je crois qu’il en est un peu honteux.
    — Et si je le questionnais sur ses campagnes ?
    — Il n’aime pas en parler, pas même à mon frère. Je sais seulement qu’il a été blessé au combat… À propos, n’évoquez ni la Bastille ni la garde nationale, ce ne sont, à ses yeux, que des bouffonneries de bourgeois.
    — Je tâcherai de m’en souvenir.
    Antoine réfléchit un instant.
    — Je ne voudrais pas vous froisser, ni paraître indiscret, mais vos parents donnent l’impression de s’ignorer.
    — Vous ne me froissez pas. Ma mère est une cousine éloignée de mon père. Elle lui a été promise le jour de ses treize ans. Je crois qu’elle n’a jamais connu d’autre homme que lui. Elle aurait voulu fuir le monde sans pour autant se cloîtrer. Si elle avait pu rejoindre les sœurs grises, elle aurait sans doute mieux supporté le fardeau de sa vie… Parfois, lorsque ma colère s’estompe, j’ai de la peine pour elle, ou plutôt de la pitié ; et ce sentiment me répugne.
    Antoine n’insista pas. Il voyait bien que le sujet était douloureux.
    — Et votre frère ?
    — Louis-Marie a le grade de lieutenant dans le régiment Dauphin-Cavalerie. Il est bien la seule personne à qui l’on prodigue ici des attentions et, s’il avait été à Morlanges, mon père ne vous aurait pas même regardé.
    — Selon vous, ai-je encore une chance de le convaincre ?
    — Je ne sais pas. Vous êtes à la fois étranger et roturier. Les nobles ont coutume de se marier entre eux et, le plus souvent, dans les limites du pays. Nous sommes tous ici un peu cousins. Il ne faut surtout pas le brusquer, mais je parviendrai difficilement à me contenir. J’ai le même caractère impétueux que lui… En tout cas, j’aime croire à cette

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