Dans l'ombre des Lumières
nuit pour séduire les voyageurs désorientés. Antoine avait demandé à Brise-Fer de lui en conter la légende pendant qu’il le dessinait afin de voir son visage s’animer et oublier un peu le désespoir de cette guerre sans issue. Le paysan semblait en effet ressusciter ; il retrouvait ce monde qu’il n’aurait jamais dû quitter ; il revivait sa jeunesse perdue. Comme il aimait assister à la procession du cheval Merlet, le jour de la Pentecôte, à Saint-Lumine, voir tous ces notables, revêtus de dalmatiques ornées d’hermines noires et de fleurs de lys rouges ! La veille de la procession, il mettait son habit de fête, sa veste de mouton noir, ses braies et ses grandes guêtres, puis, en compagnie de ses enfants, il admirait la bête postiche exposée sur le banc d’église du seigneur. Le lendemain, il assistait aux danses et aux farces que donnaient les bourgadins. Il était heureux et libre. C’était dans une autre vie.
Mange-Groles avait un caractère beaucoup plus taciturne. Il évoquait cet autre Jacques, le misanthrope infirme de Paris, l’un des hommes qui avaient le plus touché Antoine, un vrai écorché, comme il les aimait. Mange-Groles parlait rarement ; mais son visage acéré, la force incisive de son regard étaient bien plus loquaces qu’un discours. Il ne disait rien non plus les jours de fêtes, du moins du temps où il y en avait encore ; il se tenait, dégingandé et timide, au bout du champ ou dans un coin de la salle, ne sachant que faire de ses bras ballants, tournant nerveusement son rabalet entre ses mains crispées.
Cœur-de-Roi fut le plus dur à dessiner. Le peintre et son modèle se gênaient mutuellement comme s’ils étaient trop proches l’un de l’autre et que leurs pudeurs s’embarrassaient. Après un moment de maladresse partagée, le miracle se produisit cependant. Quelques traits brossèrent la silhouette élancée, le visage qui, de profil, ressemblait à une faux, et enfin ce regard abandonné dans une insondable profondeur, toujours pleine de vaillance.
Après leur dernière victoire, les royalistes décidèrent de se diriger vers la Normandie. Comme il était dur de repartir, de quitter la chaleur des Pannetier et de leur foyer ! Pendant que les Loisel saluaient leurs hôtes, Antoine vit qu’une femme les épiait. Mais, rapidement absorbé par les questions de survie, il n’y pensa plus.
Ils quittèrent Laval, le 2 novembre. Mayenne, Ernée, Dol, Fougères, Avranches… leur errance semblait interminable. Pour lutter contre l’abattement, Amélie rejoignit l’équipe itinérante de Dupuy qu’elle aidait autant que ses forces le lui permettaient encore. Elle n’avait pas songé qu’elle s’exposait ainsi à la contagion. Depuis un moment déjà, le nombre des malades était plus important que celui des blessés. La malnutrition, le manque d’hygiène et le désespoir favorisaient toutes sortes d’épidémies et d’affections. La dysenterie, à elle seule, faisait des ravages. On sentait l’odeur pestilentielle des Vendéens bien avant de distinguer leur masse confuse. Les républicains l’appelaient désormais l’armée des puants .
En chemin, ils apprirent que Marie-Antoinette avait été guillotinée deux semaines plus tôt. Sommeillant le soir sur son cheval, Antoine songea à tout ce qu’il avait pensé de cette femme maudite. Les propos indulgents et l’extrême douceur d’Éléonore d’Anville lui revinrent à l’esprit. Il eut envie de se reposer, de se laisser dorloter comme un enfant, de sentir la chaleur et la satiété. Il voyait près de lui sa femme dormir sous des couvertures. Tout autour, une forêt de baïonnettes s’entrechoquaient mollement dans les ténèbres ; c’étaient les paysans qui avançaient, tête baissée, sous une pluie battante et marchaient presque en dormant. Il était impossible que ce cauchemar n’eût pas de fin.
Sur le chemin de Fougères, Antoine chercha Lescure ; mais dès qu’il approcha de la berline du général, il vit le jeune Louis de Mondion pleurer ; il comprit. Le lendemain ils assistèrent au service funèbre à Fougères. Mme de Lescure avait l’apparence d’un spectre. Chacun éprouvait une grande tristesse en voyant cette jeune veuve de vingt et un ans aux yeux rongés par l’épuisement et la douleur. Elle parlait nerveusement de l’héroïsme de son mari, avec le ton d’une démente. C’était sa manière de continuer à le faire vivre. Elle était
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