Délivrez-nous du mal
lié à ce petit garçon ?
Augustodunensis avait, pour une fois, l’impression de comprendre.
Mais Esprit-Madeleine le détrompa.
Elle reprit d’une voix faible :
— Lorsque Jerric m’a découverte à Limoges, j’étais déjà enceinte…
Le père Aba avait rencontré Esprit-Madeleine à Paris alors qu’elle résidait dans un hospice de femmes malades et que le jeune franciscain venait distribuer les aumônes qu’il avait récoltées. Sitôt qu’il la vit, il ne sut pas résister à sa beauté. Ils se fréquentèrent des mois durant, dans le plus grand secret ; elle lui apprit à aimer la vie, il lui enseigna à aimer les livres.
Lorsqu’elle découvrit qu’elle était enceinte, Esprit-Madeleine prit peur et décida de quitter Paris pour ne pas compromettre la carrière brillante d’Aba à l’université et dans l’Église.
Elle s’enfuit sans rien lui avouer ; mais, éperdu, il réussit à apprendre le motif de sa disparition, quelques semaines plus tard, de la bouche de l’une de ses amies.
L’idée d’être père ne lui avait jamais effleuré l’esprit. S’enflammer à l’amour d’une femme fut une secousse salutaire. Alors qu’il avait la tête farcie des catégories d’Aristote, qu’il ne s’intéressait qu’aux arts libéraux, il comprit soudain qu’il était mieux fait pour aimer une femme et voir grandir leurs enfants que pour disputer sans cesse sur les universaux ou sur l’homo faber. De là sa détermination à fuir Paris pour retrouver Esprit-Madeleine et vivre auprès d’elle. Il n’avoua rien à personne et déguisa son départ sous le prétexte d’un retour à la prédication des pauvres selon saint François.
Il remonta patiemment la trace de la boiteuse jusqu’à Limoges, puis à Cantimpré.
Là, grâce à l’intervention de son ami Jacopone Tagliaferro, qui ignorait tout de sa passion, il put se faire élire à la succession du père Evermacher.
— Mais à son arrivée, continua Esprit-Madeleine, j’étais déjà mariée à Jerric le menuisier. Et, comme lui, tout le monde pensait que l’enfant que je portais était le sien. J’ai refusé que le père Aba dévoile notre secret ou qu’il renonce à son sacerdoce pour vivre avec moi. Personne n’en avait jamais rien su…
Le jeune vicaire était abasourdi. Il observait sa douce beauté. Il comprenait qu’Aba ait été ensorcelé : son regard, son sourire, sa voix… Elle était de ces femmes qui rassurent, apaisent, savent consoler de tout.
— Et pourtant, malgré nos précautions pour ne rien laisser paraître des dons de la Nature que détenait notre fils, poursuivit Esprit-Madeleine, ceux qui l’ont ravi devaient les connaître. Ils ne l’ont pas choisi au hasard !
En dépit de la gravité de son récit, en dépit de la peine qu’elle ressentait à l’évocation de son enfant, elle trouva la force de laisser flotter un sourire sur son visage :
— Seulement ce dont ils ne pouvaient pas se douter, c’était de l’identité de l’homme qui allait les prendre en chasse… Le père Aba n’est pas un simple prêtre parti retrouver l’un de ses fidèles disparus, il est un père qui veut sauver son fils ! S’il le faut, il rendra de sa main les arrêts de la justice divine. Je sais que rien ne l’arrêtera. Perrot me sera rendu !
Au presbytère, seul, Augustodunensis reprit sa missive pour l’évêque de Cahors et y adjoignit les révélations d’Esprit-Madeleine. Il terminait sa lettre d’une question désespérée : Que faire ?
DEUXIÈME PARTIE
C HAPITRE 0 1
Une main ôta le sac de toile qui couvrait la tête de l’enfant.
Perrot découvrit une chambre richement décorée ; les pierres de taille, un versant au contour arrondi, ainsi qu’une croisée mi-ouverte donnant sur le chemin de ronde d’un rempart, prouvaient qu’il se situait au dernier étage d’un donjon. Au centre de la pièce trônait un lit en bois massif clos par une courtine de velours bleu. Le garçon observa les tentures de tapisserie qui servaient autant à orner les murs qu’à réprimer les courants d’air.
Une femme se tenait à ses côtés. Elle avait abandonné sa tenue noire pour une robe grise et un hennin à deux cornes d’où pendaient des franges blanches. Il reconnut ses yeux, son teint pâle, sa maigreur gracieuse, mais surtout sa longue chevelure roux vif qui lui tombait sur l’épaule en une large et lourde tresse.
— Je suis Até de Brayac, lui dit-elle. Ne crains
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