Dernier acte à Palmyre
troupe, il était difficile d’imaginer le train de vie du couple d’acteurs qui la dirigeait. Phrygia devait avoir beaucoup investi dans des épices au cours de ses voyages, y compris dans le royaume de Nabatène et en Syrie. Même s’il n’y avait pas d’intermédiaires à payer, quand on achetait directement aux caravaniers, il fallait néanmoins débourser beaucoup d’argent pour se procurer des épices. Après cette découverte, je pouvais mieux comprendre les envies de rébellion des machinistes et des musiciens. Et franchement, vu le maigre pourcentage qu’on m’attribuait comme auteur, j’avais bien envie de me mettre en grève moi-même.
Je commençais à me représenter précisément la situation de mon prédécesseur au cours des derniers jours de sa vie. À Pétra, il n’était qu’un homme en sursis. Davos ne s’était pas caché d’avoir délivré un ultimatum à Chremes : s’il ne renvoyait pas le scribe, lui, Davos, quitterait la compagnie. Et Phrygia venait de me dire qu’elle avait elle-même exigé son départ en dépit du chantage qu’Heliodorus lui faisait à propos de son enfant disparu.
Ayant repris son travail, je devinais un peu les sentiments qu’il éprouvait, et je commençais presque à avoir pitié de lui. Non seulement il était mal payé et détesté de tous, mais son travail au sein de la compagnie risquait de prendre fin rapidement.
L’ambiance me parut alors s’être suffisamment détendue pour poursuivre.
— Alors, quand vous êtes arrivés à Pétra, Heliodorus était sur le point d’être renvoyé ?
Chremes ne répondit rien, mais Phrygia me le confirma.
— Est-ce que tout le monde était au courant de ce qui lui pendait au nez ?
— Qu’est-ce que tu crois ? demanda-t-elle en riant.
Oui, tout le monde le savait.
Ce nouvel aspect de la situation, telle qu’elle se présentait alors, me paraissait intéressant. Si l’avenir d’Heliodorus au sein de la troupe était pareillement menacé, il était étonnant que l’on ait choisi ce moment pour se débarrasser de lui d’une manière plus radicale. Normalement, lorsqu’un collègue particulièrement pénible a attiré l’attention de la direction, tous les autres se détendent. Quand le cuisinier voleur est renvoyé au marché aux esclaves, ou l’apprenti paresseux chez sa mère, le reste regarde de loin sans intervenir. Mais dans le cas d’Heliodorus, quelqu’un n’avait pas pu attendre son renvoi.
Qui avait pu le haïr au point de prendre le risque de le tuer ? Ce départ allait-il être la source d’un problème ? Heliodorus possédait-il quelque chose, ou savait-il quelque chose qu’il pouvait utiliser comme moyen de chantage ? Si tu me renvoies, je prends l’argent !… Si tu me renvoies, je raconte tout… Si tu me renvoies, je ne dirai rien, et tu ne retrouveras jamais ton enfant… L’hypothèse du chantage à l’enfant était trop sensible pour que je me risque à l’aborder.
— Savez-vous si quelqu’un avait une dette envers lui ? Une dette qu’il aurait été obligé de rembourser avant le départ d’Heliodorus ?
— Même s’il avait eu de l’argent, dit Phrygia, il n’aurait jamais rien prêté à personne.
Chremes ajouta d’un ton morose :
— Avec ce qu’il buvait, il avait besoin de tout ce que contenait sa bourse pour s’acheter du vin.
Nous vidâmes tous les trois nos gobelets l’air pensif.
— Est-ce que lui-même aurait eu une dette envers quelqu’un ?
— Personne n’aurait jamais accepté de lui prêter de l’argent, parce qu’il était clair qu’il ne l’aurait jamais remboursé.
Une des lois les plus simples et les plus efficaces de la finance.
Cependant, quelque chose m’intriguait.
— Je crois tout de même que Tranio lui avait prêté quelque chose.
— Tranio ? (Chremes laissa échapper un petit rire.) Permets-moi d’en douter ! Tranio ne possède rien qu’on pourrait avoir envie d’emprunter, et il est perpétuellement fauché !
— Est-ce que les clowns s’entendaient bien avec le scribe ?
Apparemment, j’abordais un sujet que Chremes voulait bien approfondir.
— Leurs relations avaient des hauts et des bas. (Une fois encore, j’eus l’impression qu’il cherchait à atermoyer.) Et à la fin, ça se passait assez mal. Mais Heliodorus était plutôt un solitaire.
— Tu en es sûr ? Parle-moi de Tranio et de Grumio ? Personnellement, je suis certain que malgré les apparences, ils ont des personnalités
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