Des Jours sans Fin
primitifs.
— J’ai erré du côté des fosses ; ces fosses que nous sommes peu à connaître, celles où l’on a enfoui par milliers de kilos, les cendres des corps brûlés au crématoire. Justement il y en a une d’ouverte, au bord de la route qui conduit au bâtiment du four. Elle bée, là. Elle contient les restes de huit cents camarades, au moins, et cela ne fait pas beaucoup de volume… Débris informes, comme de petits cailloux d’os, où l’œil du médecin reconnaît de-ci, de-là, une tête de fémur, un bout de côte.
— Innocemment, les malades se serviront de cette fosse comme d’une feuillée, dans les jours qui suivront ; et, par ordre des Américains, on la refermera bien vite, après y avoir entassé tous les détritus du voisinage.
— Je n’ai rien dit. Cela a-t-il une telle importance, les formes dont on entoure la mort ?
— Voyez, moi non plus, je ne suis plus tout à fait un homme civilisé.
*
* *
— Le ciii premier dimanche de notre liberté, en compagnie de l’abbé Varnoux et de quelques camarades, on décide d’aller assister à la messe au bourg d’Ebensee. Nous sommes refoulés par des gendarmes autrichiens, sur le pont franchissant la Traun. Nous avons compris pourquoi, peu après. Des Russes et des Polonais, d’autres peut-être aussi, lâchés dans la nature, s’étaient livrés à des meurtres, viols, pillages, tuerie de bétail dans les champs, etc. à tel point que les Américains avaient armé des civils autrichiens, organisés en milices, pour se défendre. Puis, dans une rafle gigantesque, ils ont ramassé tous les Russes et les Polonais qu’ils bouclèrent sous bonne garde dans un autre camp, jusqu’à ce que des soldats russes viennent en prendre livraison. J’ai vu passer le convoi dans lequel nos anciens compagnons de déportation, solidement gardés, faisaient triste mine.
— Donc, refoulés du pont-route, on fait un détour par le pont du chemin de fer et l’on arrive à l’église, bondée ; uniquement des femmes, des enfants et quelques très rares hommes, tous mutilés. Très discrètement, nous nous glissons au fond d’une chapelle latérale où nous restons groupés et debout. Visiblement, l’assistance, malgré notre discrétion extrême, était très gênée de notre présence, car elle ne pouvait ignorer les crimes qui avaient été commis dans le camp, aux portes du bourg. L’odeur du crématoire, rabattue par les vents descendants des montagnes et de la vallée, ne pouvait pas ne pas le leur rappeler à chaque instant des jours et des nuits. Cette gêne était-elle due à de la honte ou à la crainte que notre présence pouvait inspirer ?
— Pour nous extraire un peu de l’atmosphère et de la vue du camp, avec quelques amis dont M. Combanaire, nous allons un après-midi nous promener sur les bords du lac, nous amusant comme des enfants à faire des ricochets sur l’eau. Il faisait chaud et, éprouvant le besoin de boire, nous entrons dans une grande propriété. Dans la cour, derrière la maison, une table était dressée avec les reliefs d’un plantureux repas. Quelques matrones, deux hommes encore jeunes, élégants, bien portants, qui puaient, à distance, les ex-seigneurs du régime hitlérien. Poliment nous demandons où l’on pourrait trouver à boire ; nous ne sollicitons rien d’autre que de l’eau. La manière hargneuse dont une pompe nous fut désignée par l’un des hommes, le geste, le regard haineux, cela a suffi pour nous rendre unanimement et instantanément agressifs et méchants.
— M. Combanaire, beau vieillard aux cheveux blancs, s’approche de la table et, relevant un coin de la nappe, nous crie :
— « Il y a une étiquette, ça vient des magasins du Louvre ; la vaisselle c’est du Limoges. Il n’y a pas de raison que l’on ne ramène pas le tout en France où ça a été volé. »
— Et, en attrapant le coin de la nappe, il s’éloigne en jetant tout par terre : vaisselle et verrerie.
— Nos bâtons se préparent à entrer dans la danse pour calmer la colère de nos « hôtes », lorsque l’on voit arriver un groupe de Russes, attirés par les cris des femmes. Ils ont rapidement mis tout le monde à la raison. Mais il y avait une grosse femme blonde qui hurlait. Pour la faire taire, on l’attrape, on la déculotte ; elle est soigneusement et énergiquement fouettée, puis on lui enduit le postérieur avec de la marmelade récupérée au milieu du désastre.
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