Des Jours sans Fin
La figure ensanglantée. Il s’endort du dernier sommeil.
— Attention ! Il faut avoir le pied sûr. Il faut glisser sur les corps entassés. Malheur à celui qui tombe et qui provoque le désordre. Il faut se contenir, garder l’envie de pisser au fond de soi-même ; il faut garder sa place.
— « Debout ! Tous dehors ! » Le pantalon est enfilé, les galoches d’une main, la veste de l’autre, il faut sortir rapidement ; les caïds frappent à tour de bras, la culture physique à 4 h 30, c’est excellent pour la santé. Aïe ! aïe ! les matraques s’abattent sur les crânes. Les malades tâtonnent, tournent. Les galoches se sont envolées, le pantalon a disparu. D’autres s’attardent encore un instant avant d’aller se glacer dehors. Tous dehors, vite, vite, les morts ne sortent pas, ils seront comptés à l’intérieur. Tous dehors on soutient celui qui ne connaîtra pas demain. Les paillasses sont entassées, les couvertures pliées, le block balayé, les fenêtres ouvertes.
— Tout le monde pisse, l’urinoir est trop petit. Quelques-uns s’accroupissent au bord du trou. L’urine éclabousse leur ligure. On se pisse les uns sur les autres. Une mare d’urine retenue depuis tant d’heures d’insomnie, de malaise, de souffrance. Quel soulagement ! un coup de balai avant l’appel, l’urine a disparu. Quelle odeur !
— Il fait froid, on bat la semelle. Les groupes se forment, on se serre le long de la baraque d’en face, les uns contre les autres, comme des chiens mouillés, grelottant et maugréant, se grattant et se réchauffant. Il fait froid. Deux mains sortent par une fenêtre tenant un seau d’eau, le groupe est arrosé. « Défense de s’appuyer aux blocks. Allez vous réchauffer plus loin ! » On marche un peu, on se recolle à la baraque, on se réchauffe un peu, on échange ses impressions.
— Corvée de café : douze hommes. La corvée revient, peinant, soufflant, souffrant. On range les bouteillons, trois à gauche, trois à droite. Deux policiers au bout des baraques. Tout le monde à gauche. Deux files se forment près du serveur. Une gamelle pour deux. Un quart d’eau chaude, jaune ou noirâtre, le café est servi. Quelques-uns pour tromper la faim, ramassent les gamelles et les rapportent pour les autres, en ayant soin de récupérer le marc de je ne sais quoi. À défaut de soupe, on mange cette saleté. Chacun retourne à ses occupations, le café réchauffe mais le froid est plus fort. On se serre contre la baraque. On se serre fort, fort. Il y a une dizaine de nationalités, chacun réchauffe son voisin, son copain.
— Appel en formation, par dix. De mauvaise grâce, on abandonne le compagnon qui réchauffait le dos, celui qui tenait chaud au cœur. Par dix, alignement. Le froid pénètre comme des aiguilles. Nous sommes comptés, recomptés, comptés encore, une demi-heure, une heure. Repos. Fixe. Tête droite. Alignement. Repos. Fixe. Tête droite. Alignement. Fixe.
— La race élue arrive. Un S.S., figure de brute, assassin professionnel. Il compte encore. C’est juste. Il signe le rapport. Il part. Un quart d’heure d’attente, l’appel est fini, rompez la formation. On marche un peu, on parle, le jour se lève, il fait froid, on recolle aux baraques.
— 10 h 30. Corvée de soupe : trente hommes. En rang par deux, jusqu’à la cuisine. C’est lourd, qu’importe. C’est bon la soupe. En formation par dix, plus empressés que pour l’appel, tout le monde se met en rangs. Il faut se serrer dans la moitié de la cour. Nous sommes comptés, recomptés. Une demi-heure. La distribution commence. Ceux qui ont touché leur trois quarts de litre d’eau chaude agrémentée de quelques morceaux de rutabagas ou de betteraves déshydratées vont se ranger à l’autre bout, gardés par deux policiers. Pas de resquilleurs ! mais il y en a, qu’importent les coups : trois quarts de soupe cela vaut bien une volée. L’un d’eux est aperçu par le kapo, il présente sa gamelle, un coup de louche magistral sur le crâne, le sang coule sur les joues terreuses. Une raclée magistrale. Il n’a pas eu la soupe espérée, qu’importe ! On verra demain.
— La soupe est servie. Réchauffés un peu, on parle plus volontiers. Un groupe s’attarde près du mur. Qu’y a-t-il ? Ce sont des femmes. On aperçoit deux têtes.
— « Quoi, des femmes ici ? Y a-t-il des Françaises ? »
— « Oui. »
— « Bonjour ! D’où
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