Dissolution

restai debout, appuyé sur mon bâton.
    « Vous souffrez, bossu ? me demanda soudain Jérôme.
    — J’ai un peu mal. Nous avons fait un long trajet à pied
dans la neige.
    — Connaissez-vous le dicton « Toucher un nain porte
bonheur, mais toucher un bossu malheur » ? Vous êtes une caricature
de l’espèce humaine, commissaire. Et doublement, car votre âme est tordue et
pourrie comme celle de toutes les créatures de Cromwell. »
    Mark fit un pas en avant.
    « Corbleu, monsieur, vous avez une langue de vipère ! »
    D’un geste, je lui intimai le silence et fixai Jérôme droit
dans les yeux.
    « Pourquoi m’insultez-vous, Jérôme de Londres ? On
dit que vous êtes fou. L’êtes-vous ? La folie serait-elle votre excuse si
je vous sortais d’ici par la peau des fesses et vous expédiais à la Tour pour
propos séditieux ?
    — Je ne présenterais aucune excuse, bossu, car je serais
content d’avoir l’occasion de devenir ce que j’aurais dû déjà être, un martyr
de l’Église de Dieu. Je conchie le nom du roi Henri et son usurpation de l’autorité
du pape. » Il rit amèrement. « Même Martin Luther désavoue le roi
Henri, vous le saviez ? Il dit que Heinz le Junker finira par se déclarer
Dieu. »
    Mark étouffa un cri. Ces paroles suffisaient pour faire
exécuter Jérôme.
    « Alors, comme vous devez être bourrelé de remords d’avoir
prêté le serment reconnaissant la suprématie royale », dis-je sans hausser
le ton.
    Il saisit sa béquille et se leva péniblement du lit. La
coinçant sous son bras, il se mit à marcher de long en large dans la cellule. Quand
il reparla, son ton était calme mais acéré.
    « Oui, bossu. J’ai des remords et je crains pour mon âme
éternelle. Savez-vous de quelle famille je suis issu ? On vous l’a dit ?
    — Je sais que vous êtes apparenté à la reine Jeanne… Dieu
ait son âme !
    — Dieu n’accueillera pas son âme. Elle brûle en enfer
pour avoir épousé un roi schismatique. » Il se tourna vers moi et me fit
face. « Voulez-vous que je vous raconte comment j’ai échoué ici ? Vais-je
vous présenter mon dossier, monsieur l’avocat ?
    — Oui. Racontez-moi. Je vais m’asseoir pour vous écouter. »
Je m’installai sur le lit dur. Mark resta debout, la main sur la poignée de l’épée,
tandis que Jérôme se traînait lentement de long en large dans la pièce.
    « J’ai quitté le monde de la parade et de la futilité
dès l’âge de vingt ans. Feu ma cousine au second degré n’était pas encore née
et je ne l’ai jamais rencontrée. J’ai vécu plus de trente ans en paix à la
chartreuse de Londres. Il s’agissait d’un lieu saint, à la différence de cette
maison de sybarites décadents. C’était un havre, un lieu consacré à Dieu, au
milieu de la ville profane.
    — Où porter le cilice faisait partie de la règle.
    — Pour nous rappeler sans cesse que la chair est faible
et corrompue. Thomas More a vécu quatre ans parmi nous. Il n’a plus jamais
cessé de porter la haire, même sous sa toge officielle quand il était
lord-chancelier. Cela l’aidait à demeurer humble, et même ferme jusqu’à la mort
lorsqu’il s’est opposé au mariage du roi.
    — Et auparavant, à l’époque où il était lord-chancelier
et qu’il brûlait tous les hérétiques qui lui tombaient sous la main. Mais vous,
frère Jérôme, vous n’avez pas été ferme ? »
    Son dos se raidit et quand il se retourna je m’attendais à un
nouvel éclat. Mais sa voix resta calme.
    « Quand le roi a déclaré qu’il exigeait que tous les
membres des maisons religieuses prêtent serment et le reconnaissent comme chef
suprême de l’Église, nous les chartreux avons été les seuls à refuser, tout en
sachant à quoi nous nous exposions. » Son regard brûlant me transperçait.
    « Oui. Toutes les autres maisons ont prononcé le serment,
mais pas vous.
    — Nous étions quarante et on nous a pris un par un. Le
prieur Houghton a été le premier à refuser de prêter serment et c’est Cromwell
lui-même qui l’a interrogé. Saviez-vous, commissaire, que lorsque le frère
Houghton lui a dit que saint Augustin avait placé l’autorité de l’Église
au-dessus des Écritures, Cromwell a répondu qu’il se fichait de l’Église comme
d’une guigne et que peu lui chalait ce que pensait Augustin ?
    — Il avait raison. L’autorité des Écritures dépasse
celle de n’importe quel érudit.
    — Et