Dissolution
involontaire, l’esprit de nouveau clair. J’ouvris
la porte. Le frère Guy se tenait sur le seuil, l’œil grave, sa bougie jetant d’insolites
ombres sur sa face bistre et troublée.
« Êtes-vous prêt à voir le corps, monsieur ?
— Fin prêts tous les deux ! » Je pris mon
manteau.
**
Dans la grande salle de l’infirmerie, la jeune femme apporta
une lampe au frère Guy. Il enfila un chaud surplis par-dessus sa soutane et
nous précéda dans un long couloir sombre au haut plafond voûté.
« On ira plus vite en traversant la cour du cloître »,
dit-il en ouvrant la porte dans le froid.
La cour, bordée sur trois côtés par les bâtiments où vivaient
les moines et sur le quatrième par l’église, présentait, de manière inattendue,
un joli tableau. Des lumières clignotaient aux nombreuses fenêtres.
Tout autour courait la galerie couverte du cloître aux
arcades très ouvragées. Jadis, il y a très longtemps, c’était là que les moines
auraient étudié, dans une suite de compartiments cloisonnés ouverts au froid et
au vent. À cette époque moins rigoureuse, on s’y promenait en devisant. Le lavatorium se trouvait contre un pilier, bassin de pierre très orné utilisé
pour se laver les mains, dans lequel un petit jet d’eau tintinnabulait
doucement. La douce clarté projetée par les vitraux de l’église formait des
dessins colorés sur le sol. Je fus un instant intrigué par d’étranges
particules dansant dans la lumière, avant de m’apercevoir qu’il s’était remis à
neiger. Les dalles de la cour du cloître étaient déjà tachetées de blanc. Le
frère Guy nous la fit traverser.
« C’est vous qui avez trouvé le corps, n’est-ce pas ?
demandai-je.
— Oui. Alice et moi étions en train de nous occuper du
frère Auguste qui avait la fièvre et souffrait beaucoup. Je voulais lui donner
du lait chaud et suis allé en chercher à la cuisine.
— Dont la porte est normalement tenue fermée ?
— Bien sûr. Autrement, les serviteurs et, à mon grand
regret, les moines prendraient de la nourriture chaque fois qu’ils en ont envie.
Si je possède une clef, c’est parce que j’ai souvent besoin de certaines choses
sur-le-champ.
— Cela s’est passé à cinq heures ?
— L’horloge venait de sonner.
— Les matines avaient-elles commencé ?
— Non. Ici, on chante les matines plus tard. Vers six
heures, en général.
— Selon la règle de saint Benoît, ce devrait être à
minuit. »
Il fit un sourire affable.
« Saint Benoît a édicté ses règlements pour les Italiens,
monsieur, pas pour ceux qui doivent subir les rigueurs de l’hiver anglais. L’office
est chanté et Dieu l’entend. Nous allons couper par le chapitre maintenant. »
Il ouvrit une autre porte et nous nous retrouvâmes dans une
grande pièce dont les murs étaient décorés de belles peintures représentant des
scènes bibliques. Des tabourets et des chaises garnies de coussins étaient
alignés tout autour, et une longue table s’étirait devant un grand feu flambant
dans l’âtre. Il faisait chaud dans la pièce, où régnait une odeur de renfermé
et de corps humains. Une vingtaine de moines étaient assis çà et là. Certains
discutaient, d’autres lisaient, et six jouaient aux cartes autour d’une table
de jeu. Ces derniers avaient chacun un joli verre de cristal près du coude, plein
d’un liquide vert provenant d’une grosse bouteille de liqueur française posée
sur la table. Je cherchai du regard le chartreux, mais je ne vis aucune soutane
blanche au milieu des habits noirs. Frère Gabriel, le sodomite, ainsi qu’Edwig,
l’économe à l’œil perçant, étaient également absents.
Un jeune moine au visage mince et orné d’une fine barbe
venait de perdre la partie, à en juger par son air bougon.
« Vous nous devez un shilling, mon frère, dit d’un ton
enjoué un grand moine d’aspect cadavérique.
— Vous devrez attendre. Il faudra que l’intendant m’accorde
une avance.
— Les avances, c’est terminé, frère Athelstan ! »
Un vieux moine replet, assis tout près, le visage défiguré par une grosse
verrue sur la joue, agita un doigt à son adresse. « Le frère Edwig dit que
vous avez eu tant d’avances que vous recevez votre salaire avant de l’avoir
gagné… » Il se tut, et les moines se levèrent d’un bond et s’inclinèrent
dans ma direction. L’un d’eux, un jeune homme si obèse que même son crâne rasé
avait
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