Dissolution
curieux des
serviteurs.
« Juste là, près de la grande table. Le corps était
allongé à plat ventre par terre, les jambes pointées vers la porte. La tête
avait roulé jusque-là. » Il désignait un baquet de métal marqué « Beurre ».
Je suivis son regard, tout comme les serviteurs. L’un d’eux se signa.
« Par conséquent, il venait d’entrer dans la pièce quand
on l’a attaqué », pensai-je tout haut. Près de l’endroit où il était tombé
se trouvait un grand bahut. Son assaillant avait pu se cacher à côté et, au
moment où passait Singleton, bondir et le frapper. Joignant le geste à la
parole, je fis tourbillonner mon bâton dans les airs. Pris de frayeur, un
serviteur recula d’un bond. « En effet. Il y a assez d’espace pour
exécuter un grand moulinet avec une épée. Je suppose que les choses se sont
passées ainsi.
— Avec une lame bien affûtée tenue par une main
vigoureuse… Oui, j’imagine que c’est faisable, dit le frère Guy d’un air
songeur.
— À condition d’être habile et d’avoir l’habitude de
manier une grande épée. » Je parcourus du regard le groupe des serviteurs.
« Qui est le chef cuisinier ici ? »
Un homme barbu portant un tablier taché s’avança en saluant.
« Ralph Spenlay, monsieur, pour vous servir.
— Vous êtes responsable de la cuisine, maître Spenlay, et
vous en possédez la clef.
— Oui, monsieur le commissaire.
— Et on ne peut entrer et sortir que par la porte s’ouvrant
sur la cour ?
— Oui-da.
— La porte de la cuisine proprement dite est-elle fermée
à clef ?
— C’est inutile. La porte extérieure est la seule voie d’accès.
— Qui d’autre a la clef ?
— L’infirmier, monsieur, ainsi que l’abbé et le prieur. Et
maître Bugge, le portier, bien sûr, pour ses patrouilles nocturnes. Personne d’autre.
J’habite le monastère. J’ouvre le matin et je ferme le soir. Si quelqu’un a
besoin de la clef, il s’adresse à moi. On vole de la nourriture, vous voyez. Même
celle destinée à la table des moines. Tenez ! j’ai vu le frère Gabriel
traîner dans le couloir certains matins comme s’il attendait qu’on ait le dos
tourné pour chiper quelque chose. Et c’est un obédiencier…
— Que se passe-t-il si vous êtes malade ou absent et qu’on
ait besoin d’entrer ici ?
— Il faut s’adresser à maître Bugge ou au prieur. »
Il sourit. « Non pas que les gens aiment les déranger, s’ils n’y sont pas
obligés.
— Merci, maître Spenlay. Vos renseignements sont fort
précieux. » J’étendis la main et pris un peu de crème dans une coupe. Le
cuisinier eut l’air déconcerté. « Délicieux… Je ne vais pas vous
importuner davantage, frère Guy. Je vais aller voir l’économe maintenant. Si
vous pouviez m’expliquer comment me rendre à son bureau… »
**
Il m’indiqua le chemin et je m’éloignai d’un pas lourd, mes
protège-chaussures faisant crisser la neige. La cour était beaucoup plus calme
aujourd’hui, les gens et les molosses restant à l’intérieur. Plus j’y songeais,
plus je considérais que seul un bretteur habile aurait pu avoir l’audace de
bondir derrière Singleton et de lui trancher la tête. Aucune des personnes que
j’avais rencontrées jusque-là ne me semblait capable d’accomplir un tel acte. L’abbé
était un homme de forte taille, ainsi que le frère Gabriel, mais le maniement
de l’épée était l’apanage des hommes de condition, pas celui des moines. Pensant
au frère Gabriel, je me rappelai les paroles du cuisinier. Elles m’étonnaient, le
sacristain ne m’ayant pas paru être le genre d’homme qui traîne aux alentours d’une
cuisine pour dérober de la nourriture.
Je contemplai la cour enneigée. La route de Londres serait
impraticable à présent. Il n’était pas agréable de penser que Mark et moi
étions plus ou moins prisonniers en ce lieu, en compagnie d’un assassin. Je m’aperçus
qu’inconsciemment j’avais marché au centre de la cour, le plus loin possible
des embrasures de portes sombres. Je frissonnai. Cela faisait tout drôle d’avancer
seul sous les hauts murs dans ce silence blanc… Ce fut donc avec un certain
soulagement que j’aperçus Bugge près du portail. Aidé par un autre serviteur, il
déblayait le chemin à coups de pelle.
Comme j’approchais, le portier leva les yeux, le visage
empourpré par l’effort. Son compagnon, un jeune gars râblé défiguré par
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