Dissolution
Bugge, vous m’avez beaucoup aidé. » Je plantai mon bâton
devant moi et m’éloignai, les laissant reprendre leur travail.
**
Je rebroussai chemin jusqu’à la porte verte du bureau de la
comptabilité. Entrant sans frapper, je me retrouvai dans une salle qui me
rappelait mon propre univers : des murs blanchis à la chaux garnis d’étagères
de registres, le moindre espace libre recouvert de listes et de factures. Deux
moines étaient assis à leurs pupitres. L’un des deux, un homme d’un certain âge
aux yeux chassieux, comptait des pièces. L’autre penché au-dessus d’un registre,
les sourcils froncés, était le jeune moine barbu qui avait perdu aux cartes la
veille. Il y avait derrière eux un coffre doté du plus gros verrou que j’aie
jamais vu. Il devait sans nul doute contenir les fonds de l’abbaye.
Dès qu’ils m’aperçurent les deux moines se mirent sur pieds d’un
bond.
« Bonjour ! » fis-je. La buée sortait de ma
bouche car la pièce n’était pas chauffée. « Je cherche le frère Edwig. »
Le jeune moine jeta un coup d’œil vers une porte intérieure.
« Le frère Edwig s’entretient avec l’abbé…
— Dans cette pièce-là ? Je vais aller les rejoindre. »
Je m’approchai de la porte, sans me soucier de la main à demi levée en signe de
protestation. L’ayant ouverte je me retrouvai en face d’un escalier que je
gravis jusqu’au petit palier dont la fenêtre donnait sur le paysage blanc de
neige. On entendait des voix derrière une porte en face. Je m’immobilisai
devant sans parvenir à comprendre ce qu’on disait. Puis je l’ouvris et pénétrai
dans la pièce.
L’abbé Fabian était en train de parler au frère Edwig d’un
ton geignard.
« Il faut demander davantage. Cela n’est pas digne de
notre position de la laisser partir pour moins de trois cents…
— J’ai b-besoin que cet argent entre dans mes coffres
sans plus t-tarder, Votre Seigneurie. S’il p-paie rubis sur l’ongle, il faut
ac-cepter cette somme ! » Malgré son bégaiement, une note acérée
perçait dans le ton de l’économe. L’abbé Fabian se retourna, l’air décontenancé.
« Ah ! messire Shardlake…
— Monsieur, il s’agit d’une conversation privée », s’écria
l’économe. La colère se peignit soudain sur son visage.
« Je crains que cette expression n’ait aucun sens pour
moi. Si je devais frapper à chaque porte et attendre qu’on m’ouvre, qui sait ce
que je risquerais de manquer ? »
Le frère Edwig se maîtrisa, agitant les mains, reprenant à
nouveau son rôle de bureaucrate empressé.
« B-bien sûr, b-bien sûr ! Pardonnez-moi… Nous
discutions des finances du monastère, de t-terres qu’il nous faut vendre pour
p-payer les réfections. Cette qu-question n-n… » Son visage s’empourpra à
cause de ses difficultés d’élocution.
Cette question n’a rien à voir avec votre enquête, conclut l’abbé
en souriant.
— Mais il y a une affaire connexe, frère économe, à
propos de laquelle je souhaite vivement m’entretenir avec vous. » Je m’installai
sur un fauteuil devant un bureau muni de nombreux tiroirs, les seuls meubles
dans le petit cabinet à part, ici aussi, plusieurs étagères de registres.
« Je suis à votre service, monsieur, évidemment.
— Messire Goodhaps me dit que le jour de sa mort le
commissaire Singleton travaillait sur un livre de comptes que lui avait remis
votre bureau. Et qu’ensuite ce livre a disparu.
— Il n’a pas disp-paru, monsieur. Il a été rendu au
bureau de la c-comptabilité.
— Peut-être pourrez-vous me dire de quoi il s’agit ? »
Il réfléchit quelques instants.
« Je ne m’en souviens pas. Les c-comptes de l’infirmerie,
il me semble. Nous établissons des c-comptes différents pour les divers
services – sac-cristie, infirmerie, etc. – et un registre central pour tout le
monastère.
— Je suppose que si le commissaire Singleton vous a
emprunté des registres de comptes vous l’avez noté.
— Cela va de soi ! » Il fronça les sourcils, l’air
agacé. « Mais plus d’une fois il a emp-prunté des livres sans m’en
informer, ni moi ni mon assistant, et nous passions la journée à rechercher
q-quelque chose q-qu’il avait pris.
— Ce qui veut dire qu’il n’y a aucune trace de tout ce
qu’il a emprunté ? »
Il écarta les bras.
« C-comment serait-ce p-possible, puisqu’il se servait
lui-même ?
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