Dissolution
pouvoir qu’aucun étranger n’en avait jamais eu sur une maison
religieuse. Mais aujourd’hui comme alors je me sentais isolé, esseulé, détesté.
L’unique élément nouveau était la crainte que j’inspirais, mais il me fallait
utiliser ce pouvoir avec doigté, car lorsque les hommes ont peur ils restent
muets comme des carpes.
Ma conversation avec le frère Gabriel m’avait découragé. Il
vivait dans le passé, dans un monde de livres enluminés, d’hymnes anciennes, de
statues de plâtre. Je devinais qu’il s’y réfugiait pour fuir des tentations
encore vivaces. Je me souvins de son expression d’angoisse lorsque je lui avais
rappelé son histoire personnelle. Au cours de ma carrière, j’avais rencontré
bien des hommes, des menteurs éhontés, des chenapans retors que j’avais, je l’avoue,
pris plaisir à interroger. J’avais aimé les voir changer de couleur et rouler
des yeux tandis que je démontais tout un échafaudage de mensonges. Mais
débusquer de peu ragoûtants péchés chez un homme comme le frère Gabriel, qui possédait
une dignité quelque peu chancelante et trop facile à saper, n’avait rien de
plaisant. Après tout, je connaissais trop bien la sensation d’être méprisé pour
sa différence.
Certaines railleries des autres enfants quand je ne pouvais
jouer à leurs jeux m’avaient poussé à supplier mon père de me retirer de l’école
religieuse et de me faire donner des leçons à la maison. Il m’avait répondu que
si l’on me permettait de sortir du monde je n’y rentrerais jamais plus. C’était
un homme sévère, peu compatissant et qui le devint encore moins après la mort
de ma mère, survenue lorsque j’avais dix ans. Peut-être avait-il raison, mais
ce matin-là je me demandai si j’avais gagné au change, vu l’endroit où m’avait
mené la réussite dans le monde. Ce lieu ne suscitait que de mauvais souvenirs.
Je passai devant une rangée de pigeonniers au-delà desquels
on apercevait une grande pièce d’eau entourée de roseaux. C’était un vivier
creusé pour élever des poissons. Le ruisseau s’y déversait avant d’en ressortir
sous le mur arrière par un canal couvert un peu plus loin. Tout près se
trouvait un lourd portail de bois. Je me souvins que les monastères étaient
toujours bâtis au bord d’un cours d’eau afin d’y rejeter les ordures. Les
premiers moines étaient des plombiers astucieux. Il existait sans aucun doute
quelque dispositif de dérivation empêchant l’étang à poissons d’être souillé
par les immondices. Appuyé sur mon bâton, je contemplai la scène, me reprochant
mes lugubres pensées. J’étais là pour enquêter sur un meurtre et non pour
ressasser d’anciens chagrins.
J’avais accompli quelques maigres progrès. Il me semblait peu
probable que cet assassinat eût été commis par quelqu’un venant de l’extérieur.
Mais, bien que les cinq principaux obédienciers aient tous été au courant de la
mission de Singleton, je n’arrivais pas à imaginer que l’un d’entre eux ait pu
perpétrer, par haine et sous l’emprise d’une folie meurtrière, un crime qui
mettrait en plus grand péril l’avenir de Saint-Donatien. Il était cependant
difficile de lire dans leurs pensées, et il y avait chez Gabriel au moins
quelque chose de tourmenté et de désespéré.
J’examinai l’hypothèse selon laquelle Singleton aurait été
assassiné parce qu’il avait découvert un secret concernant l’un des moines. Quoique
plus plausible, elle ne semblait pas pouvoir s’accorder avec le côté
spectaculaire de cette exécution. Je soupirai. Allais-je devoir finalement
questionner tous les moines et tous les serviteurs du monastère ? J’étais
découragé en pensant au temps nécessaire pour mener à bien ce projet. Il me
tardait de quitter ces lieux sinistres et dangereux. Cependant, lord Cromwell
désirait une résolution du mystère… Mais, comme l’avait dit Mark : à l’impossible
nul n’est tenu. Je devais continuer à avancer, un pas après l’autre, en bon juriste.
Ensuite, j’irais vérifier si un étranger au monastère pouvait pénétrer dans l’enceinte
à partir des marais. « Tous les faits, marmonnai-je, tout en peinant dans
la neige. Tous les faits, sans exception. »
J’atteignis l’étang et en scrutai les eaux. Il était couvert
d’une mince couche de glace mais, le soleil étant presque au zénith maintenant,
je pus distinguer les formes évanescentes de grosses
Weitere Kostenlose Bücher