Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
se hâter, me dit-on, l’estrade est louée sans doute. Il est donc temps de passer au vif, n’est-ce pas, monsieur de Paris ? Mais avant de partir, j’ai encore une chose à dire, ou plutôt une prière à formuler. Cette prière, elle t’est destinée, peuple de Paris ! C’est ici, dans cette Ville, que se joue le sort de l’humanité. Ce qui ébranle les murs de cette cité fait trembler le reste du monde. C’est ici que l’on pense, que l’on agit, que l’on bâtit des cathédrales, que l’ignorance est vaincue par les livres ! Pourtant, que d’ombre encore dans ce cœur fraternel ! Que de peurs et de croyances erronées ! L’enfant qui dérobe pour manger a le poing tranché et l’agneau devient loup ! Le pauvre, lui, est volé à la naissance ! Les droits les plus élémentaires : choisir son existence, décider de sa vie, il en est dépouillé avant même de pousser son premier cri ! La nature n’y est pour rien, Dieu en subit l’affront, l’homme est l’unique responsable ! Alors, il ne faut plus travailler pour vivre, mais vivre pour travailler et donner à d’autres ce pain blanc que l’on pétrit de ses mains, ce pain salé par la sueur de son front et les larmes de son cœur ! Oui, je prie pour qu’un jour le peuple s’empare de ce glaive qui a tranché tant de têtes et qu’il s’en serve pour rompre ses chaînes !
Avec une force incroyable, une autorité surprenante, telle que nul derrière lui n’ose bouger pour l’interrompre, don Juan de Tolède désigne des têtes dans la foule :
— L’abus des privilèges fait de toi un esclave, et de toi un tyran ! Cette inégalité des naissances détourne les forces du courant, irrigue ce versant, assèche l’autre ! Ici, c’est la crue, là le désert ! Ici, c’est la soif, là le déluge ! Partout l’injustice, le triomphe de l’Ennemi !
Des cris d’enthousiasme s’élèvent de toutes parts.
Il faut le faire taire, mais tous l’écoutent, au parterre ou aux balcons.
Sa voix monte de degré en degré, inspirée :
— Cette Bastille que nos pères ont dressée, cette prison sociale où nous vivons tous enfermés, les uns geôliers, les autres écroués, cette prison dont les murs ne sont pas de pierre, mais d’encre et de droits, de lois et de coutumes, je prie pour que nos fils nous en délivrent un jour !
Bientôt, surgissent les premiers cris de révolte. L’eau du barrage risque en effet de rompre ses digues. Les gardes se resserrent autour de l’échafaud.
On craint une émeute. Le sang monte au cœur et au front, le cœur s’emballe et la tête s’échauffe.
Le bourreau reçoit l’ordre de procéder à l’exécution. Le peuple s’indigne, mais le tambour joue plus fort.
Le prisonnier s’adresse au bourreau, à voix haute :
— Je veux mourir comme j’ai vécu : debout. Allez, vise bien, arme ton bras, et ne rate pas ton coup !
Ce mode d’exécution est rare. Mais il existe, il est très périlleux, peu, même parmi les plus grands exécuteurs, sont capables de le réussir. Il demande une force colossale et une maîtrise absolue. Il est d’ordinaire réservé aux grands dignitaires.
Le silence revient.
À côté de moi, Bastoche se met à genoux, puis l’Alouette, je les imite, ainsi qu’Hercule, puis d’autres suivent. Cette fois, ce ne sont plus les masques qui tombent, c’est la foi qui se relève. La foi en l’avenir, la foi en la liberté.
Des lignes entières fléchissent.
Je vois distinctement Main-gauche, mais il n’oublie pas que sa tête est sans doute recherchée, qu’il doit faire profil bas. Cette main qui lui manque l’identifie aisément, et le voilà contraint pour ne pas attirer l’attention de ses juges, de devoir s’humilier avec sa garde d’hommes, ses chiens de guerre.
Branle-bas de combat
Derrière nous, on hésite encore à suivre l’exemple.
Le bourreau se met en position. Pour cette manœuvre qu’on le prie d’exécuter, un privilège que l’on ne saurait refuser au tribun, il a dû troquer sa hache contre son épée de justice. Mais alors qu’il lève le bras, qu’il monte le glaive à hauteur d’épaules, prêtà frapper de taille, par le travers, à faire voler la tête tranchée, la réalité rejoint l’invention. Le coup de théâtre survenu à la fin des Conquistadors se répète devant nos yeux. C’est la panique, l’affolement, la mêlée, la cohue.
La foule se disperse en tous sens. Ceux qui s’étaient abaissés se redressent. Ceux
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