Duel de dames
route des
contingents polonais et hongrois, s’était massé à Nicopolis, sur la rive droite
du Danube en Bulgarie, non loin des forces de Bajazet l’Éclair. Fatigués de
leur longue route, les croisés dressèrent leur camp, festoyèrent, se soûlèrent,
jouèrent aux jeux de hasard et forniquèrent les filles de joie plusieurs jours
et nuits durant. Les présages étaient bons, et Nicopolis signifiait en grec
ancien : ville de la victoire.
La guerre sainte s’offrait comme une orgie chevaleresque
à la jeunesse désœuvrée, une promenade d’agrément. Des musulmans s’étaient
glissés dans le camp en grand désordre, et ce qu’ils en rapportèrent était
édifiant. Les Ottomans se tordirent de rire à la description des vêtements
grotesques des chrétiens : leurs manches traînantes et leurs pieds
démesurés dans les poulaines ; la profusion de leurs parures et ornements
plus que femmes ne pouvaient en porter ; le ridicule des clochettes qui
les rendaient tintinnabulants telles des mules de cérémonie. Ils s’offusquèrent
du luxe de leurs tentes, de leurs ripailles, s’indignèrent de leur débauche et
de leurs mœurs. Bajazet ne pouvait en croire ses oreilles ; où était la
sobre cuculle à la croix écarlate qu’arboraient les anciens croisés ? Même
s’il était vrai que celle-ci était réservée aux preux engagés en Terre sainte à
la reconquête du tombeau du Christ, leurs atours étaient immodestes et leur
comportement sacrilège. Offusqué par ces débordements, Bajazet jugea ce peuple
si peu respectueux de leur Dieu, qu’il sentit son bras vengeur au service de l’imminence
du châtiment. Il ne ferait aucun quartier, ces chrétiens n’étaient que des
porcs à égorger.
Ces derniers parlaient cependant de stratégie. Le
roi Sigismond de Hongrie prêchait la cohésion de ses alliés, car il connaissait
l’habileté guerrière de son ennemi, Bajazet l’Éclair. Il s’inquiétait aussi du
côté velléitaire des Français. Il pensait qu’il avait mené trop habile campagne :
« À tous preux chevaliers et écuyers qui désireraient accroître leur
gloire et leur vaillance, moult honorable sera le voyage. » Et ils
prenaient cet appel au pied de la lettre. Le duc de Nevers et ses chefs de
guerre rejetaient l’idée de l’unité et de la solidarité, ils ne recherchaient
que leurs propres lauriers. Ils prétendaient qu’ils ne pouvaient trahir l’immense
honneur brigué par tous les bacheliers [76] , et qui leur
était accordé par le duc de Bourgogne : celui de chausser les éperons
de chevalier pour marcher sur les impies, adversaires du Christ. Et le
bouillant Nevers haranguait ses troupes en ces termes martiaux : « Faisons
tant en cette besogne qu’elle sera de tout temps grand renom pour nous ! »
Ils étaient si sûrs de leur fait que le maréchal de Boucicaut
châtia cruellement plusieurs soldats. Ceux-ci avaient osé prétendre que des
Arabes avaient infiltré leur camp et disaient les avoir reconnus à leur langage.
Le maréchal s’en offusqua, les Ottomans étaient trop couards pour prendre de
tels risques, et il fit trancher d’un revers de poignard les oreilles
trompeuses.
Enfin, le 25 septembre 1396, les
chevaliers s’armèrent de leur cuirasse rutilante, tout armoriée et empanachée, jusqu’à
la queue tressée et enrubannée de leur destrier. Gonfanons, étendards et
enseignes se déployèrent. La racaille de mécréants, les valets de pied et les
archers, furent relégués : les preux revendiquaient l’honneur de l’avant-garde.
Ils faisaient face au champ de pieux qu’avait fait dresser Bajazet, destiné à
briser l’assaut de la cavalerie ennemie, et derrière celle-ci se tenaient les
janissaires à pied. Le choc fut rude. Les chevaliers chrétiens durent
abandonner leurs montures, déstabilisées par la barrière mortelle. Les croisés,
supérieurs en nombre, s’y faufilèrent et massacrèrent avec ivresse. Ils
triomphaient déjà quand le gros de l’armée ottomane surgit des collines qui la
dissimulaient. Une nuée de cavaliers sur des chevaux arabes, légers et rapides,
grossie de leurs alliés serbes, fondit sur les croisés, comme essaim de mouches
en été. Surpris, épouvantés, les croisés à l’arrière se débandèrent, sans
porter secours à leurs nobles cavaliers pris au piège de leur arrogance. C’était
grande pitié de voir Jean de Vienne, amiral de France, combattre
désespérément seul, environné de
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