En ce sang versé
des Clairets.
Hardouin cadet-Venelle n’osait lever le regard vers le sous-bailli. Il reposa avec délicatesse le rouleau sur la table de travail. D’une voix d’outre-tombe, messire de Tisans déclara :
— Henriette est… était… mon aînée… ma… préférée, je l’avoue. Elle… fut un cadeau du ciel, dotée de tant de vertus… Je ne pense pas exagérer. Pieuse, gracieuse, d’esprit si vif que j’eus souvent le regret qu’elle ne fût pas un fils, belle et infatigable…
D’une voix heurtée au point qu’Hardouin redouta qu’il fonde en larmes, le sous-bailli poursuivit :
— Je… j’ai le sentiment d’une telle dévastation que je ne parviens plus à me souvenir que je vis encore. Pis, je ne suis pas certain de le souhaiter.
— Préférez-vous que je me retire ? suggéra le bourreau.
Il ne pouvait prétendre bien connaître le sous-bailli de Mortagne, toutefois il en percevait assez pour appréhender ce qui risquait de survenir. Parfois inflexible, sans doute un peu arrogant ainsi que le lui permettait son lignage, Tisans demeurait homme d’honneur et de fierté. Hardouin était familier de l’âme humaine et notamment de celle de la forte gent. Un homme, assommé de douleur ou de désespoir, se confiera à un étranger qui sortira aussitôt de sa vie, emmenant au loin son douloureux secret. En revanche, il mal-aimera l’involontaire spectateur de son terrible chagrin s’il le revoit au demain. L’exécuteur ne tenait donc pas à être témoin d’un accès de faiblesse du bailli, faiblesse que celui-ci se reprocherait avant, peut-être, de lui en tenir rigueur.
— Non pas, Venelle. Assoyons-nous.
Hardouin, mal à l’aise, obtempéra. Le sous-bailli se laissa choir sur son fauteuil à haut dossier sculpté, et frôla d’un geste inconscient les pommes de cristal taillé qui ornaient l’extrémité de chaque accoudoir, permettant de se rafraîchir les mains aux chaleurs.
Un silence pesant s’installa. Cadet-Venelle se souvint du motif de sa visite. En apprendre davantage sur la famille d’alliance de Marie de Salvin, à qui le sous-bailli avait fait porter une missive leur annonçant l’honneur restitué à Marie et son inhumation en terre consacrée, aux côtés de son époux occis par le coquin Jacques de Faussay. En toute décence, il ne pouvait questionner Tisans en ce jour funeste.
— Venelle, je me sens si las… pourriez-vous, de grâce, appeler au service ?
Le Maître de Haute Justice se leva et passa derrière le bureau afin de tirer un des deux larges cordons de passementerie qui pendaient au coin de la cheminée et alertaient un serviteur. Il se réinstalla, gêné par le silence qu’il ne savait comment rompre, silence seulement troublé par le faible ronronnement du feu agonisant qui rougeoyait dans l’âtre.
Un serviteur qu’Hardouin n’avait jamais vu pénétra telle une ombre.
— Qu’un souillon s’active, le feu meurt et ce froid humide me transperce jusqu’aux os. Monte-nous un verre d’hypocras 14 . Je n’ai plus goût aux infusions.
Le serviteur se retira après un profond salut, sans mot dire, jetant des regards furtifs et un peu apeurés à Tisans.
Le pesant silence, encore. Hardouin, embarrassé, hésitait : devait-il intervenir, lancer une phrase presque au hasard, ou le sous-bailli avait-il besoin de ce désert de sons afin de se reprendre un peu ? Incapable de trouver quelques mots qui ne soient ni déplacés, ni stupides en pareille circonstance, il demeura coi. Soudain, Tisans demanda d’une voix tranchante :
— Avez-vous jamais eu la sensation d’atteindre le fond du désespoir ?
— Non, je pense n’avoir jamais assez aimé pour cela.
Tisans ferma les paupières et Hardouin redouta que les larmes qu’il retenait à grand-peine ne coulent. Au lieu de cela, le regard noisette le fixa à nouveau et un sourire infiniment triste effleura les lèvres du sous-bailli qui murmura :
— Hum… belle réponse. Belle et si juste. Selon vous, Maître de Haute Justice, quel est le meilleur remède au désespoir ?
— Je… la prière ?
— Non pas, la rage ! La prière ne vient qu’ensuite, pour excuser la rage.
— Peut-être. La rage exige, en effet, une passion, une vivacité qui fait reculer l’idée de la mort. Savez-vous, au juste, comment périt damoiselle Henriette ?
Arnaud de Tisans prit une inspiration avant de prononcer le mot terrible :
— Étranglée… d’après le messager qui
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