En Nos Vertes Années
maintenant, voici vos
munitions.
Oyant quoi, le valet lui passa une à
une les oranges qu’il avait apportées.
— Quoi, dis-je fort étonné, des
oranges ? Dois-je jeter des oranges à la tête des gens ? N’est-ce pas
pitié ? À Sarlat, quand du moins on en trouve, elles coûtent fort
cher !
— Mais ici, dit Justin,
toujours riant, elles ne valent que 4 deniers les deux douzaines. Autant dire
qu’on les a pour rien. Et voyez, Pierre, j’ai pris soin de les choisir un peu
mollettes pour qu’elles ne navrent point trop les assaillis.
— Et qui dois-je
assaillir ?
— Tous ceux qui sont harnachés
comme nous, et portent au surplus un ruban rouge sur l’épaule, et non, comme
nous, un ruban bleu. Allons, Pierre, c’est l’heure, ne languissons pas
davantage. Notre parti a résolu d’être devant Notre-Dame-des-Tables avant midi
afin de tenir s’il se peut le haut du pavé. Mon valet nous suivra pour nous
ravitailler.
— Nenni, dis-je. Il est trop
chargé. Il nous retardera, Miroul va venir avec lui et dans un second sac,
portera la moitié des munitions.
Ha ! certes, ce fut un beau
combat et qui nous divertit comme fols, et point que nous, attirant un grand
concours de gens de conditions diverses, lesquels, riant, applaudissant et
s’approchant pour mieux voir les péripéties de la bataille (le peuple de
Montpellier étant au moins aussi badaud qu’est réputé l’être celui de Paris),
finirent par se coller quasiment dans notre dos et parfois recevaient sur le
chef, ou la face, les boulets qui nous étaient destinés.
Le parti bleu et le parti rouge
étaient convenus qu’une fois une orange à terre, dans la poussière du sol, on
ne devrait point la ramasser pour la relancer, la seule relance admise étant
celle du fruit qu’on avait été assez adroit pour capter au vol : exploit
que je réussis deux fois, au grand ébaudissement de la foule. Cependant dans
cette dite foule, il se trouvait des marauds qui, se saisissant des oranges
éclatées et sales sur le pavé, se mirent à bombarder, qui là, qui çà, à
l’aveuglette et à la fureur, sans épargner personne, et pas même les paisibles
curieux. Quoi voyant, les chefs de nos deux partis se concertèrent, et tout
soudain, nous fîmes front contre ces malonestes, et nous avançant, les fîmes
fuir sous notre bombardement, et achevâmes, leur déroute en venant au corps à
corps et en leur baillant soufflets et coups de pied de par le cul. Ces
vaillants, les jambes au cou, criaient bien haut qu’on les assassinait, et ces
cris, repris par la foule, ne furent pas sans créer un tumulte qui fit accourir
Cossolat et ses archers.
Quand Cossolat vit la place devant
Notre-Dame-des-Tables toute jonchée de débris – spectacle qui, à vrai
dire, serrait mon cœur de huguenot si respectueux des fruits de la terre et si
ménager des biens qu’elle donne pour la nourriture de l’homme – il
sourcilla fort, et étant noir d’œil, de poil et de peau, son sourcillement fit
beaucoup d’effet, d’autant qu’étant lui-même de la religion réformée, et sans
indulgence pour les folles dépenses de la noblesse catholique, la vue de ce beau
gâchis ne fut pas sans l’incommoder. Toutefois, en homme soucieux de son
avancement, et sachant qui nous étions à notre vêture, il ne voulut pas courir
le risque de se fâcher avec les familles de ces béjaunes dorés et, sourcillant
toujours, il dit d’un ton mi-figue, mi-raisin :
— Messieurs, si vous n’étiez
pas ce que vous êtes, je vous ferais épouser quelques jours la geôle de ville
pour le tumulte que vous avez causé. Laissez-moi néanmoins vous ramentevoir que
ce divertissement, bien que coutumier, demeure interdit. Je veux bien fermer
l’œil pour cette fois (à ce que j’appris ensuite, il le fermait tous les ans),
mais à deux conditions : la première, c’est que vous donniez chacun un sol
à mon sergent pour qu’il pourvoie au nettoiement de la place. La seconde, c’est
que vous portiez les oranges qui vous restent à l’hôpital où assurément tant de
gueux affamés gisant sur la paille seront heureux de les gloutir.
On obtempéra sans tant barguigner,
Cossolat n’étant pas homme à souffrir qu’on lui répliquât. Je donnai comme tous
mon sol au sergent, fort vergogné en ma conscience de me trouver mêlé à ce
gaspillage, et heureux que mon masque me permît de ne point être connu de
Cossolat. Il dut deviner cependant que j’étais là, quand
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