Essais sceptiques
raison n’est pas si précise que le croient la plupart des gens. De plus, un habile homme pourrait forger un argument suffisamment rationnel en faveur de n’importe quelle position qui a des chances d’être adoptée. Sur tout sujet réel il existe toujours de bons arguments pour les deux partis opposés. On peut légitimement faire des objections à des affirmations fausses, mais elles ne sont nullement nécessaires. Les simples mots : Savon Pears, qui n’affirment rien, portent les gens à acheter cet article. Si partout où ces mots apparaissent, on les remplaçait par les mots : Parti travailliste, des millions de gens seraient amenés à voter pour le Parti travailliste, bien qu’une telle publicité ne puisse rien affirmer en sa faveur. Mais si dans une discussion deux partis étaient obligés par la loi à se borner à des déclarations qu’un comité de logiciens éminents considéreraient comme dignes de foi et valides, le mal principal de la propagande telle qu’elle est actuellement conduite demeurerait entier. Imaginons que, sous l’égide d’une telle loi, deux partis dont chacun défend une cause également bonne, mais dont l’un peut dépenser pour la propagande un million de livres et l’autre cent mille seulement. Il est évident que les arguments du parti le plus riche seraient plus répandus que ceux du parti le plus pauvre et il l’emporterait. Cette situation, bien entendu se corse quand l’un des partis est le gouvernement. En Russie, le gouvernement a le monopole presque complet de la propagande, mais cela n’est pas nécessaire. Ses avantages sur ses adversaires sont si grands qu’ils suffiraient ordinairement à lui donner la victoire, à moins que sa cause devienne exceptionnellement mauvaise.
Ce qui est mauvais dans la propagande ce n’est pas seulement le fait qu’elle s’adresse à la non-raison, mais bien plutôt l’avantage injuste qu’elle donne aux riches et aux puissants. L’égalité de possibilités d’exprimer toutes les opinions est essentielle pour la véritable pensée libre, et on ne peut assurer cette égalité que par des lois élaborées, destinées à cet effet. Mais il n’y a aucune raison d’espérer que de telles lois soient jamais mises en vigueur. Il ne faut donc pas chercher de remède dans ces lois, mais dans une meilleure éducation et une opinion publique sceptique. Mais, pour le moment, je ne m’occupe pas de chercher des remèdes.
3°
La pression économique.
– J’ai déjà étudié quelques aspects de cet obstacle de la pensée libre, mais maintenant, je désire l’étudier d’un point de vue plus général, comme un danger qui nécessairement va augmenter, à moins qu’on ne prenne des mesures très précises pour le contrecarrer. L’exemple suprême de pression économique appliquée contre la liberté de pensée est la Russie soviétique, jusqu’à l’accord commercial, le gouvernement pouvait faire mourir de faim et faisait mourir de faim des gens dont l’opinion lui déplaisait ; par exemple Kropotkine. Mais à cet égard, la Russie n’est qu’un peu en avance par rapport à d’autres pays. En France, pendant l’affaire Dreyfus, n’importe quel professeur pouvait perdre sa place si, au début de l’affaire, il était dreyfusard et si, à la fin, il était anti-dreyfusard. En Amérique, de nos jours, je doute qu’un professeur d’Université, si éminent soit-il, puisse trouver un emploi s’il émet des critiques contre la
Standard Oil Company
, car tous les présidents de collège ont reçu ou espèrent recevoir des dons de M. Rockefeller. Dans toute l’Amérique, les socialistes sont des hommes repérés, et il est très difficile pour eux d’obtenir du travail, à moins d’être extrêmement doués. La tendance, qui existe partout où l’industrialisme est très développé, d’un contrôle de toute l’industrie par les trusts et les monopoles conduit à la diminution du plus grand nombre possible d’employés, si bien qu’il devient de plus en plus facile de tenir des livres noirs secrets grâce auxquels on peut priver de son pain quiconque ne veut pas se soumettre aux grandes corporations. L’accroissement des monopoles introduit en Amérique beaucoup de maux qui sont liés au socialisme d’État tel qu’il a existé en Russie. Du point de vue de la liberté, peu importe à un homme que son seul employeur possible soit l’État ou un trust.
En Amérique qui est le pays le plus avancé
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