Eugénie et l'enfant retrouvé
mère.
L’ombre noire dans la chambre obscure se rapprocha, se pencha sur elle. La mort l’incitait à se montrer lucide, à cesser de se mentir à elle-même.
— Non, ce n’est pas vrai, corrigea-t-elle avec l’espoir de faire reculer la grande faucheuse.
Son regain d’intérêt pour les enfants, apparu trois ou quatre ans plus tôt, ne visait qu’une chose : sortir la domestique de leur cœur. Les priver du petit morceau de présence féminine attentionnée que Jeanne incarnait de bonne grâce.
Pourtant, le départ de cette garce n’avait rien changé. Le trio faisait maintenant front commun, collé au père. Il posait sur elle des yeux encore chargés d’incompréhension... Non, Antoine était déjà passé à la haine. Les deux autres suivraient bientôt le même chemin.
— J’occuperai pourtant toute la place dans leur tête d’adulte, murmura-t-elle avec un sourire cynique.
Ce serait pour la détester lors des plus mauvais jours, la prendre en pitié pendant les meilleurs. Mais ils ne l’oublieraient pas.
— Les avoir aimés un peu, je me serais écartée de leur vie. J’aurais dû partir, juste pour les laisser grandir dans un climat plus sain.
Au lieu de cela, elle avait tenu à empoisonner l’existence de chacun, par sa présence le plus souvent muette, son dos droit, ses lèvres pincées. Sa seule existence devenait un reproche pour tous les êtres vivant autour d’elle. La plus imparfaite de toutes, elle arrivait à rendre tous les autres infiniment conscients de leurs moindres défauts.
Le lendemain, Fernand se présenterait encore à son chevet, gros et empoté, l’incarnation de l’époux éploré. Il l’écouterait avec un sourire bienveillant, s’assurerait qu’on lui prodigue les meilleurs soins, puis irait distribuer son amour à ses chers enfants, et à l’autre...
— Je sais qu’il a quelqu’un, ragea la malade à mi-voix.
L’ombre noire se rapprocha encore, pour la ramener dans la voie de la vérité. Eugénie ne savait comment entretenir des relations
avec
les
gens.
Des
chiens
lui
auraient
mieux convenu. Des êtres à cajoler, à serrer contre son cœur, ou à repousser, selon son humeur. À battre aussi, peut-être. Et à faire tuer, juste pour se prouver l’infinité de son pouvoir sur eux.
Fernand avait rempli un rôle tout simple : la sortir de la maison où régnait Elisabeth Trudel. Jamais, en pensant à cette garce, elle ne l’affublait d’un autre patronyme. Après, quelqu’un aurait dû mettre le gros bêta dans une boîte percée d’un trou pour la coller au tuyau d’échappement d’une voiture. Une voisine lui avait confié avoir disposé d’un chien trop enclin à japper de cette façon...
— Lui faire ce que l’autre m’a fait. L’utiliser, puis le jeter.
L’autre. Elle y pensait si rarement, pourtant il habitait son esprit en permanence, caché quelque part dans les méandres de sa mémoire. Elle pouvait passer une semaine sans se souvenir de son nom. D’autres fois, comme cette nuit, il semblait briller dans l’obscurité, comme l’enseigne au néon du Théâtre Cartier : RICHARD HARRIS, en grandes lettres rouges clignotantes.
Cet homme l’avait baisée pour la repousser ensuite avec mépris, la laissant enceinte. La même action, répétée par Fernand, avait eu de tout autres conséquences : trois enfants trop gros nés à une année d’intervalle l’un de l’autre.
— C’est à cette putain qu’il aurait dû faire une lignée de petits bûcherons.
Au lieu de hanter la maison après 1909 pour lui faire les yeux doux, pourquoi le gros notaire n’avait-il pas poursuivi Jeanne de ses assiduités? Cette paysanne se serait vantée d’une prise pareille dans son trou perdu de Charlevoix !
Brasser tout ce fiel donnait la nausée à la malade, ou alors cela tenait à la douleur lui taraudant le ventre. Si elle sonnait, peut-être une infirmière lui planterait-elle de nouveau une seringue dans la veine du bras.
— Au moins, je ne me sentirai pas si seule, dit-elle en tendant la main vers le bouton de la sonnette.
*****
Son ami avait quitté l’appartement aux petites heures de la nuit, après avoir partagé des caresses susceptibles de faire rougir les confesseurs les plus blasés. Levée tôt, l’entre-jambe un peu endolori par un exercice nouveau pour elle, Thalie regarda un moment le drap taché de sperme et d’œufs. Manger au lit comportait certains risques.
— Au moins, pour une fois, je les
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