Eugénie et l'enfant retrouvé
plancher, un peu comme un pantin désarticulé. Les lèvres bleutées laissaient croire à un malaise cardiaque. Il se pencha pour placer le bout de ses doigts contre le cou de son employé.
— Il est mort, patron.
La voix venait d’une vendeuse du rayon des produits du tabac. Comme il ne lui reconnaissait aucune compétence en médecine, il demanda :
— Quelqu’un a appelé une ambulance ?
— Oui, moi, répondit Rita, la secrétaire.
Elle se tenait au milieu de l’escalier, maintenant tout à fait maîtresse d’elle-même. En la comparant à Georgette, il commençait à apprécier sa valeur.
— Et vous, pouvez-vous me dire ce qui est arrivé ?
Son regard se portait de nouveau sur la jeune employée.
— Tout d’un coup, il a jeté un râle en portant la main à son cou, comme cela, comme pour desserrer sa cravate. Puis il est tombé.
Si elle mima la première partie de la scène, elle ne poussa pas le zèle jusqu’à se laisser choir sur le sol. Pendant de longues minutes, tous les curieux restèrent immobiles, fascinés par le spectacle macabre. Seule l’arrivée des employés de l’Hôtel-Dieu les amena à se disperser. En se redressant, le directeur ordonna à son personnel :
— Regagnez vos postes tout de suite. Des clients vous attendent.
Il n’ajouta pas que la désertion des caisses enregistreuses entraînerait son petit lot de larcins. Une fois seul avec les ambulanciers, il demanda :
— Vous pensez qu’il va s’en sortir ?
— Ça, expliqua un homme bedonnant en aidant son collègue à placer le corps sur la civière, seul un médecin a l’autorité pour en juger. C’est un ami à vous ?
— Mon employé.
— Je vous conseille de lui trouver un remplaçant.
Celui-là n’est pas près de reprendre son poste.
Dans les minutes suivantes, les deux hommes mettaient le corps dans une ambulance Ford.
Dans la maison de la 3 e Rue, le coup de téléphone était venu au milieu de la matinée. Rita Faucher obéissait à son sens du devoir. Grâce à elle, Thérèse Létourneau se tenait près de la civière où reposait son mari, dans une salle discrète de l’Hôtel-Dieu.
— Quand il est arrivé, la vie l’avait déjà quitté. Tout de même, l’aumônier lui a donné les derniers sacrements.
La précision de la religieuse devait rassurer les membres de la famille. A l’heure du dîner, Jacques arriva enfin. C’était le jour de la rentrée pour lui aussi. Le directeur du Petit Séminaire avait terminé son allocution aux élèves réunis dans la grande salle de cours, puis un professeur était venu chercher le jeune homme pour le mettre au courant de la mauvaise nouvelle.
— Papa !
Le cri, depuis la porte d’entrée de la pièce, amena les deux femmes à se retourner.
— Mon petit, te voilà enfin.
Jusque-là, la veuve était demeurée coite. Elle s’accrocha au bras de son fils des deux mains. Celui-ci tint à se pencher sur la dépouille.
— Papa, tu sembles... soulagé.
Il posa sa main sur les siennes, croisées sur son ventre.
Si, au fil des semaines, Fulgence avait paru de plus en plus tendu, maintenant il offrait des traits relâchés.
— Vous avez pensé à un entrepreneur de pompes funèbres ?
questionna la religieuse.
La présence d’un cadavre dans une salle située près de la porte d’entrée des malades ne produisait pas le meilleur effet sur le moral des nouveaux venus. Elle espérait le voir disparaître bien vite.
— Non, murmura Thérèse. Je ne sais pas ce qu’il faut faire...
— Il y en a un sur la 3e Avenue, intervint le garçon.
L’hospitalière posa les yeux sur ce grand jeune homme si beau, si différent de son père, heureuse de trouver un interlocuteur capable de conserver ses moyens dans ces circonstances.
— Je le connais. Je vais lui téléphoner, il enverra quelqu’un avec un fourgon. Vous pourrez monter avec lui pour retourner à Limoilou.
Avant de quitter la pièce, elle prit la peine de couvrir le corps avec un drap blanc.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Jacques en tirant une chaise près de la civière pour sa mère.
— Quelqu’un du magasin a téléphoné pour me dire de me rendre ici. Il est tombé près de son comptoir. Elle a évoqué un malaise, mais à mon arrivée, le médecin m’a parlé d’un arrêt cardiaque. Un infrac...
— Un infarctus, corrigea le garçon.
Une mort idéale, en somme, sans longues souffrances.
Un moment d’angoisse, puis le vide éternel. A tout le moins,
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