Excalibur
une chose bien, cela occupe toute une vie, Derfel. Oh, les sots
comme toi peuvent se disperser en étant magistrat un jour et lancier le
lendemain, et quand tout est fini, qu’avez-vous accompli ? Rien !
Pour changer le monde, Derfel, il faut être tenace. Je dirais, en sa faveur, qu’Arthur
y est presque arrivé. Il veut débarrasser la Bretagne des Saxons, et il a probablement
réussi pour un temps, mais ils existent toujours et ils reviendront. Peut-être
pas de mon vivant, peut-être même pas du tien, mais tes enfants et tes
petits-enfants devront mener ce combat, encore et encore. Il n’y a qu’un seul
moyen d’obtenir la vraie victoire.
— L’intervention
des Dieux.
— Oui, et
ce fut l’œuvre de ma vie. » Il contempla un moment son bâton noir de
druide. Taliesin le regardait, silencieux et immobile. « J’ai fait un rêve
lorsque j’étais enfant, reprit Merlin très doucement. Je suis allé dans la
grotte de Carn Ingli et j’ai rêvé que j’avais des ailes, que je pouvais voler
assez haut pour voir toute l’île de Bretagne, et elle était très belle. Belle,
verte, et environnée d’une épaisse brume qui gardait tous nos ennemis à
distance. L’île bénie, Derfel, l’île des Dieux, le seul endroit sur terre qui
fût digne d’eux, et depuis ce rêve, Derfel, c’est ce que j’ai toujours désiré.
Faire renaître cette île bénie. Ramener les Dieux.
— Mais...
— Ne sois
pas absurde ! cria-t-il, faisant sourire Taliesin. Réfléchis ! m’implora
Merlin. L’œuvre de toute ma vie, Derfel !
— Mai Dun »,
dis-je doucement.
Il hocha la
tête, puis demeura silencieux un moment. Des hommes chantaient au loin et
partout brillaient des feux. Les blessés criaient dans l’obscurité où des
chiens et des charognards se repaissaient des morts et des mourants. À l’aube,
cette armée ivre s’éveillerait dans l’horreur d’un champ après la bataille,
mais pour l’instant, ils chantaient et se gorgeaient de bière saxonne. « À
Mai Dun, j’étais sur le point d’y arriver, reprit Merlin en brisant le silence.
J’étais à deux doigts. Mais je me suis montré faible, Derfel, trop faible. J’aime
tellement Arthur. Pourquoi ? Il n’est pas spirituel, sa conversation peut
être aussi assommante que celle de Gauvain, et il rend un culte absurde à la
vertu, mais je l’aime vraiment. Toi aussi, à vrai dire. Une faiblesse, je le
sais. J’apprécie les hommes souples, mais j’aime les hommes intègres. J’admire
la force simple, tu comprends, et à Mai Dun j’ai laissé ce penchant m’affaiblir.
— Gwydre,
dis-je.
— Oui.
Nous aurions dû le tuer, mais je savais que je ne pourrais pas le faire. Pas le
fils d’Arthur. Ce fut une terrible faiblesse.
— Non.
— Ne sois
pas absurde ! dit-il d’un air las. Que vaut la vie de Gwydre en regard des
Dieux ? Ou de l’espoir de restaurer la Bretagne ? Rien ! Mais je
n’ai pas pu le faire. Oh, j’avais des excuses. Le manuscrit de Caleddin est
tout à fait clair, il dit que « le fils du roi du pays » doit être
sacrifié, et Arthur n’est pas roi, mais c’est couper les cheveux en quatre. Le
rite exigeait la mort de Gwydre et je n’ai pu m’y résoudre. Tuer Gauvain m’était
indifférent, ce fut même un plaisir de mettre fin au babillage de ce puceau
imbécile, mais Gwydre, non, et le rite n’a pas été achevé. » Il était
malheureux maintenant, le dos voûté, l’air pitoyable. « J’ai échoué,
ajouta-t-il, amer.
— Et
Nimue ne vous pardonnera pas ?
— Me
pardonner ? Elle ne connaît même pas le sens de ce mot ! Le pardon
est une faiblesse pour Nimue ! Elle va accomplir les rites à son tour et
elle n’échouera pas, Derfel. Même si cela exige de tuer tous les premiers nés
de Bretagne, elle le fera. Elle les mettra dans la marmite et remuera bien le
tout ! » Il esquissa un sourire, puis haussa les épaules. « Mais
évidemment, je lui ai rendu les choses bien plus difficiles. En vieil imbécile
sentimental que je suis, j’ai aidé Arthur à gagner cette échauffourée. Je me
suis servi de Gauvain et maintenant elle me déteste, je crois.
— Pourquoi ? »
Il leva les
yeux vers le ciel enfumé comme pour supplier les Dieux de m’accorder une petite
dose d’intelligence. « Crois-tu, pauvre idiot, que le cadavre d’un prince
vierge se trouve sous le pas d’un cheval ? Pour le préparer au sacrifice,
il m’a fallu remplir d’inepties, durant des
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