Faubourg Saint-Roch
pour la plupart. Surtout, son propre frère comptait parmi les ordinants. Déjà, aux yeux de ses camarades, sa petite personne méritait une considération nouvelle, un peu comme si la noire soutane du jeune homme lui conférait une certaine sainteté. Sortie de l'utérus qui donnait à titre posthume un nouveau berger au grand troupeau catholique, elle méritait par association une dose de respect supplémentaire. Puis l'annonce que le jeune homme devenait l'un des deux vicaires de la paroisse ajoutait au symbole !
Bien sûr, tout dans les pompes cléricales cultivait le sentiment de pieuse soumission envers les hommes choisis par Dieu. Quand monseigneur Bégin clama «Voulez-vous devenir prêtre, collaborateur des évêques dans le sacerdoce, pour servir et guider sans relâche le peuple de Dieu sous la conduite de l'Esprit saint?», Emile Buteau répondit d'une voix ferme «Oui, je le veux». Sa résolution était telle que les fidèles pouvaient penser que ce croisé n'hésiterait pas à aller souffrir le martyr chez les Infidèles pour la plus grande gloire de son Créateur!
L'imposition des mains sur la tête de son frère, au moment de la prière de l'ordination, tira une larme à Marie. Elle renifla un peu plus fort quand le jeune homme reçut sa chasuble et son étole - des ornements achetés à crédit. D'autres moments de l'interminable cérémonie se révélèrent tout aussi poignants, comme celui où les ordinants étendus de tout leur long sur le plancher montrèrent leur plus parfaite soumission, ou encore celui où, les mains jointes dans celles de monseigneur Bégin, ils jurèrent obéissance à leur évêque.
Finalement, après deux bonnes heures, les fidèles purent quitter les lieux, convaincus de se trouver infiniment plus proches du royaume des cieux.
Marie Buteau, plutôt que de regagner sa maison de chambres, choisit de s'asseoir sur un banc de la petite place située juste devant l'église paroissiale. Les autres prêtres nouvellement ordonnés avaient invité leur famille à un repas au presbytère, pour célébrer leur récente dignité. Emile l'avait invitée sans trop insister, elle avait refusé avec fermeté. D'abord, même dans une paroisse ouvrière, une hiérarchie sociale aussi rigide que celle de la Haute-Ville présidait aux rapports entre les individus. La jeune fille se figurait bien que, petite vendeuse du grand magasin Picard, elle aurait fait un bien modeste bout de table. Plutôt que de se sentir obligée de justifier sa présence parmi les notables, mieux valait s'abstenir.
Ce faisant, Marie avait pesé sur la conscience de son aîné. Finalement, de mauvaise grâce, celui-ci se contenta de tremper ses lèvres dans un verre de mauvais vin blanc avec la joyeuse compagnie réunie dans le grand salon du presbytère, pour s'excuser au moment de passer à table et rejoindre sa seule parente demeurée à l'extérieur. Ce fut avec un visage maussade qu'il la rejoignit, largement après midi.
— Tu devrais plutôt te joindre à eux, dit-elle en guise d'accueil. Il n'est pas nécessaire de me tenir compagnie, je t'assure.
— Nous en avons déjà discuté. Tu es ma seule famille. Allons-y.
L'homme se dressait devant elle, un peu lugubre dans son froc noir, le cou prisonnier d'un carcan de celluloïd blanc.
Peut-être sincères, ses paroles n'en étaient pas moins fausses. Cet accoutrement prouvait que sa famille, désormais, ne se trouvait plus du côté des laïcs. Prétendre le contraire tenait de la naïveté.
Ils empruntèrent la rue Saint-Joseph pour se diriger jusqu'au boulevard Langelier. Le Conseil central de la ville de Québec, une fédération des différents syndicats, organisait diverses activités de concert avec la Société Sant-Jean-Baptiste, afin de souligner le mieux possible la fête nationale des Canadiens français. L'espace gazonné entre les deux allées pavées s'encombrait de nombreux kiosques où les badauds trouvaient de quoi manger et boire. L'estrade où, peu de temps auparavant, Wilfrid Laurier haranguait ses électeurs se dressait toujours à l'extrémité sur de la voie de circulation. Un orchestre composé de musiciens amateurs égayait de ses flonflons les personnes présentes.
— Nous pourrions manger ici, proposa le jeune abbé.
Un cantinier entreprenant avait dressé une vieille tente militaire pour abriter une cuisine improvisée. Quelques tables branlantes, de chaque côté desquelles des planches posées sur des
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